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L’année de ses onze ans, Drissa, Français d’origine malienne, emménage dans un pavillon de province avec ses parents, sa sœur jumelle et son petit frère. Il rêve sa famille conforme aux images des publicités. Deux voitures dans le garage, le repas du dimanche midi, le permis à dix-huit ans, danser en boîte de nuit, le baccalauréat et surtout un chien, le Iench.
Une pièce qui donne à voir l’existence des minorités en rêve d’intégration avec, en arrière-plan, la dure réalité des violences policières en France qui allument, petit à petit, les feux de la révolte.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2019, avec des extraits de la pièce, un entretien avec l’autrice réalisé par Céline Geoffroy, une lecture de l’auteur Ronan Chéneau et des photographies d’Antonin Aladel.

D’ici, même l’été, on ne voit jamais les étoiles. Trop de nuages bas. Lourds et noirs.
La mer n’est pas loin, mais on ne la voit pas. On ne la sent même pas.
Ce qu’on respire ici, ce sont les usines, le béton. Et les champs.
J’ai lu un jour le mot « rurbain ». Zone rurbaine. Ici c’est une zone rurbaine.
La chimie se mêle au fumier dont on engraisse la terre.

Le Iench, Eva Doumbia

La Pièce

Personnages

La famille Diarra :
Drissa Diarra, le mec au chien (ses parents sont maliens)
Ramata, sa sœur jumelle
Issouf, leur père
Maryama, leur mère
Seydouba, leur petit frère

Ses amis :
Mandela (né en Haïti, fils adoptif d’enseignants blancs et divorcés)
Karim (parents français, eux-mêmes de parents marocains)

Autres personnages (filmés) :
Faustin, videur de la boîte de nuit d’origine ivoirienne
Clothilde, la mère de Mandela
Christophe, le patron du magasin de sous-vêtements
Nassima, mère de Karim
Yasmina, tante de Karim

Les ombres :
Clients du supermarché
Les policiers

Indications

Les textes en italique indiquent qu’on est dans la pensée ou le souvenir du personnage, ils sont adressés au public.
L’espace scénique est divisé en deux :
– D’un côté, un intérieur, un salon avec fauteuils, canapé, table basse, télévision. Une porte qui donne sur un espace hors champ. Cet espace salon est le centre de l’action, le lieu de la famille de Drissa.
– De l’autre côté, l’espace est vide : on y projette des images, on y place aussi d’autres éléments de décor lorsque nous sommes en dehors de chez les Diarra. C’est aussi l’espace où sont dits les songs.


Extrait de la pièce

(La famille entre et s’installe. Seul Drissa n’y est pas. Il est dans l’espace de narration. Les acteurs n’ont pas l’âge des personnages : Seydouba a six ans, Drissa et Ramata onze ans.)

Seydouba. – Papa pourquoi on mange sur cette petite table ?
Issouf. – C’est comme ça chez moi.
Seydouba. – À la télé, ils mangent sur une grande table et cette petite table c’est pour prendre des apéritifs.
Ramata. – (rit) Des apéritifs ! Tu as vu une table plus haute dans cette pièce ?
Seydouba. – Pourquoi on n’en a pas ?
Drissa. – J’ai onze ans.
Je rêve de chien.
Depuis toujours je rêve d’un chien. N’importe quel chien.
Toujours de chien.
Alors quand on commence à parler de posséder un pavillon tout de suite je pense le jardin, la niche du chien.
Tout commence par
Un lopin dessiné par le cadastre.
« Propriété » hante les conversations des parents. On va dans des banques.
Mes parents demandent des acomptes.
Le banquier dit « bonjour monsieur Diarra », avec un sourire qui n’existe pas. Acte de propriété.
La viande de la sauce devient plus rare.
Et au dîner ma mère se met à couper les pommes en deux pour Ramata et moi. Les week-ends, on visite les maisons-témoins.
L’odeur de terre retournée et humide qui pique mes dimanches embrumés. Du ciment et le gris du béton.
Un ennui enfantin qui se nomme Bouygues, Phénix et Épigones
Témoins aussi les cuisines équipées les canapés chez Conforama les salles de bains en émail. Des carrelages éblouissants de routines à venir. J’attends que ça passe en rêvant canin.
Puis viennent les dimanches où avec Ramata et le petit Seydouba nous jouons sur le chantier de notre maison. Et sous la terre creusée de fondations, les sacs de gravats, les poutres qui blanchissent, mon œil voit se dessiner les fleurs de notre jardin bordé d’une clôture blanche. Et je pense : canidé. Encore et toujours les chiens me hantent.
Et nous emménageons.
Les voisins qui rechignent à être les nôtres, notre négritude comme effaçant leur récent embourgeoisement.
Je n’arrive pas à dormir dans ma nouvelle chambre.
Chaque nuit je réveille Ramata. Je lui parle de dobermans bulldogs, cockers, bergers allemands, griffons, épagneuls, caniches et aussi chihuahuas, terriers, pitbulls.
Alors aujourd’hui je prends mon courage dans mes deux mains que j’ai lavées avec soin.

(Il arrive à table, entre dans l’image. Ils mangent face à la télévision. Seul Drissa parle au public.)

Drissa. – Piment ! Issouf mon père claque des doigts. Ramata ouvre la porte du frigo, le lui tends sans regard. Sel. Elle se lève de table et lui amène la salière. Banane. Elle lui amène le fruit. Mon petit frère Seydouba chante une chanson française apprise en classe. Ils n’iront plus au bois. Issouf mon père rote et dit Al Hamoulillah. Seydouba dit : à l’école c’est malpoli, on ne rote pas. Ma mère lui donne une gifle du dos de la main. L’enfant ne comprend pas pourquoi, et personne ne lui expliquera. Un enfant intelligent est celui qui trouve lui-même les réponses. Je vois les larmes d’interrogation qui perlent sur ses jolies pupilles en miroir.

(Maryama se lève, et sort.)

[…]

L’autrice

Eva Doumbia

Eva Doumbia naît et grandit dans la banlieue du Havre, dans un milieu familial qui brasse ouvriers et instituteurs syndiqués, travailleurs immigrés, étudiants africains… Sa démarche questionne poétiquement les identités multiples et tente la construction sensible de ponts entre différents mondes : l’Europe où elle est née et vit, l’Afrique dont son père est originaire et les Amériques. Elle est actuellement associée aux Ateliers Médicis pour mener un projet d’écriture autour du thème Traduire.


Entretien avec Eva Doumbia, par Céline Geoffroy

Pourriez-vous retracer en quelques mots votre parcours, en particulier ce qui vous a amenée au théâtre et à l’écriture ? Et quels sont aujourd’hui les projets qui vous tiennent le plus à cœur ?
Tout est très banal. Je pourrais résumer en disant que je suis d’essence littéraire. Ce qui signifie que j’ai toujours lu, imaginé, observé les autres, contemplé, réfléchi. Je voulais être écrivaine mais aussi psychologue, danseuse dans des comédies musicales ou avocate.
Puis j’ai commencé le théâtre, tout aussi banalement, au lycée. Et c’était l’évidence. J’ai d’abord été comédienne, très peu de temps, et rapidement j’ai voulu raconter mes histoires. En 1997, à Marseille, j’écrivais des textes sur ce qui m’entourait, les violences urbaines, les toxicomanies, les relations hommes /femmes, j’habitais une rue où travaillaient des prostituées, je parlais avec elles et écrivais aussi, non pas leurs histoires mais ce qu’elles m’inspiraient. Ces textes étaient matière à performances, qu’avec des ami.es nous présentions dans des lieux non théâtraux. Puis j’ai cessé d’écrire, et j’ai créé, adapté les textes d’autres. Je n’étais pas assez solide pour affronter la critique. Je pouvais supporter la critique en tant que metteure en scène, mais pas en tant qu’auteure. Sans doute parce que j’y mettais plus de mon intimité.
Entre 2012 et 2014, j’ai souffert d’une dépression (un burn out peut-être), et les personnages que j’avais imaginés des années auparavant sont venus me hanter, j’entendais leurs voix. Des pensées. J’ai repris ces textes, j’ai fait vieillir les personnages, sous le regard d’un ami écrivain, Jean-Luc Raharimanana. Il est également directeur de la collection « Fragments », chez Vents d’ailleurs. Il a publié ce livre, Anges fêlé(e)s, qui n’est pas du théâtre mais qui a été lu en public lors des Francophonies en Limousin.

Pourriez-vous nous dire ce qui a motivé l’écriture de votre pièce, Le Iench ? Dans quelle mesure puise-t-elle dans le réel ou au contraire s’agit-il de recourir à la fiction pour influer sur ce réel ?
Je cherchais depuis longtemps un texte qui parle très précisément de cette famille, des relations entre les membres de cette famille. Parce que je voulais que les jeunes gens, ou les moins jeunes, qui me ressemblent puissent aller au théâtre et s’identifier et puis aussi je voulais partager cette expérience, avec tout le monde. Témoigner peut-être. Rendre hommage aussi. Je bricolais, adaptais les textes d’autres. Je voulais aussi un texte à la facture « classique », un peu dans la veine des dramaturgies anglaises, avec une histoire, des dialogues, des personnages, une fiction.
Quand Anges fêlé(e)s a été publié, je me suis sentie légitime. J’ai commencé à écrire cette histoire de famille. Puis le meurtre d’Adama Traoré est advenu, j’ai été bouleversée. Je me réveillais la nuit, j’étais angoissée. Ça a modifié mon texte, et j’ai vu mon personnage mourir.
Je pense qu’il y a une influence de mon expérience, même si cette famille n’est pas la mienne, qui est métisse. Mon frère effectivement voulait un chien et mon père le lui refusait.
Je pense que la fiction, ce genre de fiction peut influencer la perception des autres, et donc oui le réel.

photographie d’Antonin Aladel
photographie d’Antonin Aladel

Découvrez l’intégralité du cahier
Eva Doumbia

Extraits de Le Iench, d’Eva Doumbia
Le Iench, avant la rage, par Ronan Chéneau
Entretien avec Eva Doumbia, par Céline Geoffroy
Photographies d’Antonin Aladel


Le Iench est publié aux éditions Actes-Sud-Papiers (2020).