Dans ce texte puissant et profondément intime, Héloïse Desrivières raconte l’histoire d’Astrid, une femme de 30 ans, infirmière en formation et mère en fonction, qui tente de s’en sortir en se raccrochant à la “beauté”. Seule avec son miroir, elle quitte sa peau d’influenceuse numérique pour devenir prêtresse de salle de bain.
Entre ses produits de beauté qui portent des noms de déesses, elle se crée sa propre mythologie résolument contemporaine et ancrée dans la vie.
Découvrez le cahier La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec des extraits de la pièce, un interview de l’autrice par Lorraine Wiss, le regard de l’autrice Claudine Galea, et les photographies d’Eleonora Strano.
La Pièce
Personnage(s).
Au moins Astrid, la monstre
étymologiquement « celle qui montre »
Extrait de la pièce
Astrid est dans sa salle de bain, enroulée dans un wrap.
Salut les fleurs,
ne faites pas cette tête
ceci n’est que moi,
avec un wrap.
Allez, vous êtes prêtes ?
C’est parti pour une nouvelle
night routine.
Et pour ça,
on commence par une petite méditation :
Avant
AVANT de disparaître
AVANT DE DISPARAÎTRE totalement du monde
la beauté existera ENCORE
LA BEAUTÉ EXISTERA encore PAR instants mais SEULEMENT par erreur
la beauté par erreur, c’est le PREMIER stade de l’histoire de la beauté.
Les fleurs,
vous voyez ce qu’il y a derrière moi ?
Est-ce qu’il n’est pas magnifique ?
Mon nouveau rideau de douche.
Avec ses grands arbres et sa clairière.
Je l’ai installé ce matin.
Qu’est-ce que vous en pensez les fleurs ?
Est-ce qu’on peut voyager en chillant dans son bain ?
= crépuscule enrhumé =
= elle voit =
= un amas de chair enroulé =
= dans du plastique =
= sarcophage irrecyclable =
= corset chauffant =
Les fleurs, je vous retrouve aujourd’hui.
Il est 20h43.
Vivi, mon fils, est couché depuis quarante-trois minutes.
Il est tellement mignon quand il dort.
Ce soir, je suis très excitée
parce que je vais vous révéler mon grand secret.
Qu’est-ce que c’est ?
Tous les dimanches soir, depuis un an
ça fait déjà un an ?
Oui les fleurs
depuis un an
tous les dimanches soir
je fais des wraps.
Comment ça a commencé ?
J’étais dans ma salle de bain, comme là maintenant.
J’étais en tête-à-tête avec moi-même en plan américain
et là je me suis dit :
TU NE RESSEMBLES À RIEN ASTRID.
IL FAUT QUE LES CHOSES CHANGENT.
ÇA FAIT TROP LONGTEMPS QUE TU T’ES OUBLIÉE.
Là, j’ai appelé Daphné.
Pour celles qui rejoignent la communauté,
Daphné c’est ma petite sœur.
Et je vous préviens tout de suite, c’est une femme incroyable.
BTS Esthétique. Spa-thérapeute.
Donc :
j’ai commencé il y a un an,
Vivi avait quinze mois à peu près,
je précise parce que c’est le début du problème,
enfin non, pas du problème,
mais vous comprenez ce que je veux dire, les fleurs.
Donc, il y a un an,
je prends mon téléphone :
DAPHNÉ, JE NE SAIS PLUS QUOI FAIRE
AVEC MON VENTRE STRIÉ DE VERGETURES.
JE NE SAIS PLUS QUOI FAIRE
AVEC MON NOUVEAU CORPS QUI DÉGOULINE DE GRAISSE.
PERSONNE NE VOUDRA PLUS JAMAIS M’AIMER.
EST-CE QUE TU PEUX M’ARRANGER UN TRUC AVEC MOI-MÊME ?
Astrid, si tu veux drainer tout ça,
il n’y a pas trente-six solutions, faut faire des wraps.
C’est le top du top.
/ Oui, comme des sushis.
/ Non, pas des sushis posés sur toi,
comment tu veux que ça fasse un effet ventouse ?
shurp shurp
/ Non, ça ne marche pas.
/ Donc tu prends des algues ou du riz ou de l’argile
et tu fais un enveloppement.
/ Un masque intégral Astrid,
je t’ai déjà expliqué, fais un effort.
/ Et après, tu entoures de film plastique,
et après, tu rajoutes une couverture de survie,
et après…
/ Écoute, tu fais comme tu veux mais là :
tu es arrivée au point critique.
[…]
L’autrice
Héloïse Desrivières
Héloïse Desrivières se forme à l’ENSATT et en Master de Littérature comparée. Elle écrit pour raconter des histoires à voix haute. Avec Le Guide rouge et la Tendresse du gibier, farce sur les montées fascistes et Les Étincelles, ensemble de textes courts pour la jeunesse, elle s’empare de notre histoire collective et de nos mythologies contemporaines. Avec Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer, elle cherche à allier le rire et la poésie, le quotidien et le baroque, le réel et l’impensable.
Entretien avec Héloïse Desrivières, par Lorraine Wiss
Peut-être peut-on commencer par votre parcours : comment arrivez-vous au théâtre ?
Enfant, la seule image que j’ai du théâtre, c’est ma grand-mère me racontant Jean Dasté sur la place du Breuil à Firminy. C’est donc l’image d’un théâtre populaire dans une ville minière. Mais avant le lycée, je n’y étais jamais allée et j’intègre l’option théâtre. Plus tard, je fais des assistanats à la mise en scène auprès de François Rancillac, puis de Joël Pommerat. J’ai apprivoisé l’écriture dramatique contemporaine par ces projets d’assistanat à la mise en scène.
Parallèlement, j’entre en Master de littérature comparée. Je travaille sur la théorie de la fiction : Littératures nutritives et digestions culturelles. Je pense que ça a vraiment été un mémoire important pour moi. J’essayais de penser comment on incorpore une œuvre. Ce travail m’a passionnée.
Puis, j’entre à l’ENSATT, pour m’offrir un temps de tentative d’écriture, pour voir si c’est bien le moteur de tout le reste. C’était une simple intuition, mais il fallait la mettre à l’épreuve et cette école m’a permis de trouver une voie singulière et de prendre confiance en moi comme autrice. C’était un processus : je n’y suis pas entrée en me disant « Je suis écrivaine ». J’en sors en me disant « Vraiment, c’est ça ». Plus de doute.
L’écriture de Déesses commence là-bas. Comment s’inscrit-elle dans votre parcours d’écrivaine et quels textes la précèdent ?
Mon premier texte de théâtre c’est Arthur et Bérénice sont insomniaques. Il porte sur les figures du chevalier Arthur et de la reine Bérénice et les stéréotypes de genre que leur construction véhicule. On y trouve déjà des prémices de Déesses, notamment un monologue sur l’amour qui rappelle celui d’Astrid, à la fin. Vient ensuite Le Guide rouge ou la Tendresse du gibier, qui est une farce où j’explore le parcours de la mère Brazier, première femme cuisinière à avoir décroché trois étoiles au guide Michelin et l’omerta de la classe politique française sur la famine du Holodomor. Dans ce texte-là, ce qui s’impose à moi et qui va revenir régulièrement, ce sont des femmes fortes, au sens littéral comme au figuré. Des « nanas » comme Niki de Saint Phalle les a imaginées. Dans un de mes prochains projets, 1793 Seul·e·sles mort·e·s gardent leurs secrets, on trouve neuf femmes pendant la Révolution française, en 1793, au moment où on dit à toutes ces femmes de ranger leurs armes, de remettre leurs pantoufles et de rentrer à la maison. Des ligues de femmes se forment, certaines revendiquent le droit de porter des armes, d’autres le droit de vote, des sociétés politiques non-mixtes se mettent en place. Parmi elles il y a bien sûr Olympe de Gouges, mais aussi Louise-Reine Audu, Antoinette Danton, dont le corps pourrait tout à fait être celui d’Astrid. Dans les deux cas, il s’agit d’accepter la puissance chez les femmes. L’écriture de Déesses m’a permis d’affiner mon regard sur cette idée de démonstration, d’acceptation de puissance, mais aussi de fragilité. Déesses a été autant une œuvre qu’un processus de définition de moi comme autrice. Ces deux parcours se sont faits ensemble. L’écriture du texte Renaître monstre, pendant réflexif à Déesses, y a également participé. Je pense que si j’avais simplement fini cette pièce, sans l’écriture du travail réflexif, je ne me dirais pas autrice. Cette réflexion a vraiment été fondatrice, et m’a permis de prendre au sérieux ce que j’écrivais.
Cette idée de se prendre au sérieux transparaît non seulement dans le processus d’écriture de Déesses mais aussi à l’intérieur de la pièce elle-même, notamment à travers ce travail de réappropriation – déjà en germe dans vos textes et travaux précédents – de ce qu’on ne prend pas habituellement au sérieux. Je pense notamment à tout l’imaginaire convoqué dans Renaître monstre, mais également dans Déesses, issu des cultures dites « populaires » ou des cultures minoritaires. Quel sens donnez-vous à cette expression « se prendre au sérieux » ?
La première personne qui me l’a dit, c’est Samuel Gallet, à l’ENSATT. Que si je voulais devenir écrivaine, il fallait que je prenne au sérieux mon écriture. Et ça a été un vrai leitmotiv. De prendre au sérieux ce désir-là, ces mots-là, ces histoires-là. Mais se prendre au sérieux et s’autoriser à se dire que c’est possible, ce sont deux choses différentes. Ce n’était pas concevable d’être écrivaine et d’en vivre. Or se prendre au sérieux, c’est aussi s’autoriser. C’est voir sa valeur et la reconnaître.
Pour moi, ça voulait dire aussi prendre au sérieux la youtubeuse, ne pas en faire une caricature, ne pas la prendre de haut et la regarder en se disant qu’elle a des raisons de faire ce qu’elle fait. Je voulais avoir une relation horizontale avec le personnage. Il s’agissait de le regarder dans toute sa complexité, avec la multitude d’identités qui la composent, ce qui m’a m’a menée vers ce travail du masque, du non-masque, des multiples masques… Avec Déesses et Renaître monstre, ce que je défends c’est l’idée d’une identité extrêmement plurielle, éclatée, insaisissable dans un cadre, dans une apparence unique. La pièce et le mémoire m’ont permis de ne pas avoir peur de cette multitude.
[…]
Écoutez Héloïse Desrivières
Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon les 15 et 16 juillet 2022
Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2022
Découvrez l’intégralité du cahier
Héloïse Desrivières
Extraits de Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer, d’Héloïse Desrivières
Entretien avec Héloïse Desrivières, par Lorraine Wiss
La louve d’Héloïse Desrivières, par Claudine Galea
Ex Materia, photographies d’Eleonora Strano
Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer est publiée aux éditions Théâtrales (2023).