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Marilyn Mattei livre une comédie noire autour de la question du retour du Djihad. Un théâtre coup de poing qui tend à notre société le miroir de ses névroses et de ses peurs.

Découvrez le cahier que La Récolte lui a consacré en 2019, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’autrice avec Suzie Bastien, l’éclairage du psychanalyste Fethi Benslama et les illustrations de Louis Lavedan.

Les experts les –
Enfin
Je sais pas comment on les appelle ces gens-là
Ils disent que
Dans ta tête ça ressemble à la mer

Et après ?, Marilyn Mattei

La Pièce

Présentation

Jonas a une vingtaine d’années. À dix-sept ans, il est parti là où ses parents n’osent prononcer le nom. Après avoir purgé sa peine en prison, il est de retour à la maison.
Dehors, un attentat vient d’avoir lieu. Le repas de famille est interrompu. Les parents commencent à interroger Jonas sous le regard de sa sœur Emma. Le doute et la peur planent dans la maisonnée. Et tout comme le dehors, le dedans craque.

Le signe – en fin de réplique indique une pensée qui se cherche
Le signe / en fin de réplique indique que celle-ci est coupée par celle qui lui succède
Le signe // dans la réplique indique le commencement de la réplique qui lui succède
Le signe // en fin de réplique indique que celle-ci se poursuit malgré tout


Extrait de la pièce

2

La table est mise. Assiettes et couverts en plastique. Y compris les verres. Emma regarde son téléphone portable. La mère et le père regardent Jonas. Jonas regarde son assiette. Personne ne se sert.
Un long temps.

Emma. – C’est tendu non ?
La Mère. – Très tendu
Le Père. – Exact
La Mère. – On devrait
Le Père. – Oui
La Mère. – Bon

Un temps.

La Mère. – Jonas ?

Il ne réagit pas. Emma lui touche le bras. Il sursaute. Lève la tête.

La Mère. – Avant de te demander quoi que ce soit il faut que tu retiennes une chose
Le Père. – Une seule et unique chose
La Mère. – Sans doute la plus importante
Le Père. – La plus importante
La Mère. – Bon

Un temps.

La Mère. – Depuis que tu es revenu de –
Le Père. – De là où tu –
La Mère. – De ton –
Le Père. – Là où –
La Mère. – Tu sais de quoi nous parlons
Le Père. – Tu as compris ce que nous essayons de te dire
La Mère. – Terre morte
Le Père. – Ailleurs
Emma. – Sham
La Mère. – Emma
Emma. – Terre du Sham
Le Père. – On a compris
Emma. – Comme ça qu’ ça s’appelle

Un temps.

La Mère. – Depuis que tu es revenu à la maison donc
Le Père. – Après ton voyage en /
La Mère. – Voyage ?
Le Père. – Voyage oui
La Mère. – Tu crois que Jonas est parti en voyage ?
Le Père. – Tu veux que j’appelle ça comment ?
La Mère. – Ce n’était pas un //
Le Père. – Façon de parler
La Mère. – voyage Franck
Le Père. – On oublie ce que / je viens de dire

Un temps.

La Mère. – Après ta perdition donc
Le Père. – Et après la –
La Mère. – Ton dernier –
Le Père. – Enfin la –
La Mère. – Toute dernière case avant de rentrer à la maison
Le Père. – Le sas
Emma. – La taule
La Mère. – Emma
Emma. – Pas d’autres mots pour l’dire
Le Père. – Tu es trop violente
Emma. – Les mots ont du sens p’pa
La Mère. – Je suis heureuse //
Le Père. – Nous sommes heureux
La Mère. – tellement heureuse que j’en ai le souffle coupé //
Le Père. – Que nous avons le souffle coupé
La Mère. – que mon cœur fait n’importe quoi //
Le Père. – Notre cœur
La Mère. – que je pourrais en pleurer //
Le Père. – Nous pourrions
La Mère. – et d’ailleurs regarde Jonas rien que le fait d’en parler je /
Le Père. – Nous
La Mère. – Tu crois vraiment que c’est le moment de / faire de la grammaire
Le Père. – Nous t’aimons

Un temps.

Le Père. – Nous t’aimons Jonas

Un temps.

Voilà

Un temps.

La Mère. – Voilà

Un temps.

Le Père. – Voilà ce que tu dois retenir
La Mère. – Par-dessus tout
Le Père. – Par-dessus la question qu’il faut que l’on te pose
La Mère. – Une question nécessaire
Le Père. – Une urgence même
La Mère. – Mais ne t’imagine pas //
Le Père. – N’imagine rien
La Mère. – que notre question //
Le Père. – Celle que nous allons te poser
La Mère. – a un lien avec ce qui se passe dehors
Emma. – Ils veulent savoir si t’es sorti d’la maison

[…]

L’autrice

Marilyn Mattei

Marilyn Mattei est vivante. Ses premières pièces forment un triptyque autour de l’adolescence. L’Ennemi intérieur et Et après ? constituent un deuxième triptyque sur la radicalisation. En 2018, elle participe au projet Binôme avec l’économiste El Mouhoub Mouhoud et écrit Mathias ou l’Itinéraire d’un enfant paumé. Elle collabore régulièrement avec la compagnie Rêve Général ! pour laquelle elle écrit Fake et Dchéquematte, avec Nasser Djemaï, ou encore avec la compagnie Demain Nous Fuirons.

juillet 2019


Questions à Marilyn Mattei, par Suzie Bastien

19 mars 2019. 12h31
Elle s’appelle Marilyn et la première chose qu’elle peut dire, c’est que porter un prénom pareil dans le corps qu’elle a, c’est un peu la catastrophe. Quand elle se regarde dans le miroir, ce qu’elle ne supporte pas de faire par ailleurs, elle se demande bien où est la Monroe qui se cache en elle, sans parler de la blondeur, du glam and Co. Personne ne sait écrire son prénom ni son nom ; ce qui a le don d’énerver sa mère qui galère pour la « googliser » et comprendre « ce que tu fais dans la vie ». Marilyn est souvent en colère mais ne s’énerve jamais, elle garde le tout dans les mâchoires et après la nuit elle grince des dents. Elle craint d’éclater un jour, d’en foutre de partout, dans sa tête, ça ressemble à un bain de sang, un peu comme dans Shining, alors pour ne pas craquer elle écrit (c’est la seule explication qu’elle a trouvée à son geste d’écriture). Elle adore le cinéma, mettre des références dans ses textes, elle pourrait regarder des films toute la journée si elle en avait le temps. Marilyn court beaucoup, ne sait pas marcher, ne sait pas se poser, elle a besoin de faire, même n’importe quoi, sa plus grande crainte c’est de vieillir et d’avoir besoin d’une canne pour avancer. Souvent elle se demande vers quoi elle court, alors pour balayer la question et ne pas faire de sa vie un petit drame, elle court plus vite encore. Marilyn aimerait être une tortue, elle pourrait passer des heures à les regarder dans les aquariums (elle adore les aquariums), mais au fond elle se dit qu’elle ressemble plus à un hamster : elle court dans une roue pour la faire avancer, mais souvent elle a la sensation de faire du surplace.

25 mars 2019. 10h54
De quoi as-tu besoin pour écrire ?
L’écriture, c’est chez moi quelque chose de très capricieux… quand ça vient, ça vient, quand ça ne vient pas, inutile de forcer. D’ailleurs, quand je me « force », ce que j’écris ne ressemble pas à grand-chose, du coup je me mets dans des états pas possibles. Quand il y a de la souffrance, j’arrête, sinon, à quoi bon continuer. Il faut que je m’amuse quand j’écris, que je prenne du plaisir, sinon, je suis incapable d’arriver au bout de la première scène. De façon très égoïste, si avec ce que j’ai écrit j’ai envie d’aller au plateau, c’est que c’est bon, ou pas trop mal. Si je trouve que c’est trop bavard, trop « ampoulé », je recommence tout. Pour écrire, il me faut du TEMPS. Celui qui est dans la tête, pas celui qui est physique. L’année où j’ai le plus écrit est celle que j’ai passée à l’E.N.S.A.T.T., je bossais comme une folle dans un restaurant (cinquante heures voire plus). Je n’avais que deux demi-journées de repos, pour aller à l’E.N.S.A.T.T., et pourtant j’ai énormément écrit. Sans doute parce que ma tête était libérée, j’étais une machine au « job », mon cerveau était en pilotage automatique. J’ai besoin d’avoir du désir pour écrire, de désirer écrire, souvent la contrainte du temps (j’écris beaucoup pour des commandes) engendre de la panique chez moi et peut tuer tout désir. Pourtant, j’écris très vite, une fois que je sais où je vais, ce que je veux dire, comment je veux le dire. Mais c’est « l’avant », qui est long chez moi, c’est-à-dire le temps de centraliser mes idées, mes pensées.

27 mars 2019. 09h09
De quelle façon crois-tu que ton écriture évolue ?
Il y a eu un avant l’E.N.S.A.T.T., un pendant et un après. Avant l’école, j’étais dans du « style », dans du « beau ». Avec le recul, je me rends compte que je ne savais pas ce que j’écrivais. « On en fait quoi de ce texte ? » est une question qui aujourd’hui guide mon écriture : puisque écrire pour le théâtre, ce n’est pas écrire un roman, quelle est la nécessité de ce texte à exister au plateau ? J’essayais de faire du Edward Bond en fait, souvent je mettais en scène un univers post-apocalyptique, sans dire pour autant pourquoi ce monde en était arrivé là, j’essayais de faire comme les auteurs que j’aimais.
Au cours de mes trois années à l’école, j’ai beaucoup appris en lisant les textes des autres, je crois que ces lectures m’ont aidée à sentir ce que je ne voulais pas faire, tout en restant admirative des textes en question. Je suis devenue beaucoup plus radicale. J’aime la simplicité de l’écriture, celle qu’on croit simple quand on lit mais qui demande une immense précision quand on tente de faire pareil. Mon écriture des dialogues notamment s’est modifiée : je tente maintenant de créer une partition très précise pour le comédien à l’aide de la ponctuation. J’aime l’idée que pour me lire on ne puisse pas être seul, tout comme pour apprendre mon texte, qu’on ait besoin de son partenaire de jeu. (…) J’ai toujours aimé l’humour noir, l’état dans lequel on est quand on rit de quelque chose dont on ne devrait pas rire. La farce est l’un des genres dont je tends à me rapprocher. Maintenant j’aborde des sujets plus périlleux : le terrorisme, l’immigration, le politique dans les cours d’école. Et puis, je n’écris qu’en partenariat avec un metteur en scène. Écrire seule, ce n’est plus possible parce que ça me déprime. Je n’écris pas un texte de la même façon quand des représentations sont en vue, avec les corps des comédiens en tête, des rencontres avec le public, des actions culturelles à mener. Le geste d’écriture est beaucoup plus vif. La part solitaire du travail existe toujours, mais elle n’est plus oppressante, elle est nécessaire.

[…]

Et après ?, Louis Lavedan
Et après ?, Louis Lavedan

Découvrez l’intégralité du cahier
Marilyn MaTtei

Extraits de Et après ?, de Marilyn Mattei
Questions à Marilyn Mattei, par Suzie Bastien
Extraits de L’Ennemi intérieur, de Marilyn Mattei
Entretien avec Fethi Benslama, par Élise Blaché
Et après ?, illustrations de Louis Lavedan