Avec distance, poésie et humour, La mer est ma nation questionne la nature sociale et humaine de la construction
et déconstruction des territoires. Un texte qui est une radiographie clairvoyante de nos sociétés et
qui remue le couteau dans les plaies de notre humanité.
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2019, avec des extraits de la pièce,
un entretien avec l’autrice, un article de Michel Agier et des photographies de Roï Saade.
La Pièce
Présentation
Un homme et sa femme vivent dans une ville que les déchets ont envahie. Arrivent deux femmes, des étrangères fuyant un pays en guerre, que les habitants imaginent mettre à distance en improvisant une frontière incongrue. Le texte explore la thématique de l’exil et du déracinement ainsi que leur pendant qu’est l’(illusoire) appropriation d’espace. Les frontières visibles ou invisibles deviennent autant de lignes de faille autour desquelles les individus gravitent, se frôlent ou se repoussent.
Extrait de la pièce
Sa femme. – C’est que je ne vois pas l’utilité de faire joli alors que les sacs poubelles s’entassent autour de nous.
Le mari. – Mais tu rationalises à l’envers ma parole c’est parce que nous sommes étouffés par les déchets qu’il faut faire un effort c’est parce que la désorganisation est tout autour de nous que tout s’amoncelle pêle-mêle sur fond de projet urbain avorté puisque les immeubles sortent de terre comme des épines de cactus fou même que c’est plus une ville ici c’est un hérisson raté c’est parce que se mélangent les boîtes de conserves les batteries au mercure vides les seringues usagées les sachets de médicaments périmés les restes dégoulinants du ragoût avec son riz les bouteilles et les bocaux en verre les sacs en papier et en plastique et que les voitures roulent sur le tout pour en faire du magma magma glissant sur les trottoirs pas droits et qui finit dans la mer là derrière nous même que si on grimpe sur la rambarde on voit les vagues qui vomissent de dégoût et l’écume est toute jaune non brune non brune pailletée de mégots rabougris de toute manière qu’est-ce qu’on s’en cogne de la mer on ne la voit plus tellement que le béton et les ordures ont bouffé le paysage puis regarde là y a même une salade commandée au restaurant qu’on n’a pas mangée et qu’on a jetée telle quelle les gens n’ont plus le sens des économies ni même de pudeur oui plus de pudeur face au gaspillage les temps ont bien changé et c’est bien dommage moi ma mère elle gardait les restes de poulet inclus les pattes avec les griffes et la tête avec les yeux pour les mettre dans la soupe du lendemain c’est parce que la ville commence à ressembler à une décharge en plein air une décharge fantôme tout est saupoudré de blanc de chaux bien blanche pour que les cafards les blattes les rats les serpents toutes les bêtes à part nous fuient les déchets ne viennent pas dormir dans leur puanteur qu’il faut un peu de cohérence dans ce fouillis un peu d’ordre dans le désordre des pinces à linge bien alignées dans le chaos des sacs poubelles éventrés et écrasés si j’avais le temps d’ailleurs j’organiserais les sacs poubelles moi je les classerais par couleur puis par ordre de taille puis je mettrais les plus puants là-bas au fond du terrain et ça m’est égal que ça dérange les voisins ils ont qu’à faire pareil or ils le font pas et les moins dégoûtants ici ça nous ferait un joli tas même comme celui sur lequel on a baisé le jour où on s’est rencontrés toi et moi tu te souviens comme c’était confortable dans la décharge tu te souviens comme c’était tendre les sacs plein de papiers que les bureaux ne recyclent jamais mais je n’ai pas le temps à force de devoir tout refaire après toi.
Sa femme. – Pourtant ça nous ferait du bien.
Le mari. – De ranger ?
Sa femme. – De baiser.
Le mari. – Ah non non on ne peut plus.
Sa femme. – Pourquoi ?
Le mari. – Regarde ce que j’ai trouvé !
Sa femme. – Un flacon de parfum ?
Le mari. – Oui !
Sa femme. – Plein ?
Le mari. – Non.
[…]
L’autrice
Hala Moughanie
Hala Moughanie vit au Liban. Ses textes décortiquent les modes d’être au monde en questionnant la notion d’identité et la manière dont elle s’articule par rapport à la relation aux autres, aux territoires habités ou imaginés et à l’histoire. Ce faisant, elle cherche à aborder la langue de manière nouvelle, afin que les mots se ressaisissent de leurs sens profonds. Elle a écrit : Tais-toi et creuse, La mer est ma nation (2017), Alma (2018).
Entretien avec Hala Moughanie, par Virginie Brinker
Votre pièce me semble mettre en tension une actualité brûlante, un certain contexte, tout en revêtant une dimension très métaphorique, voire universelle. Teniez-vous à cette ambivalence ?
Je pars d’un principe simple : le contexte n’est qu’un prétexte pour écrire ; presque une excuse. Évidemment, j’écris à partir du Liban, ce qui signifie que pour écrire ce texte, j’avais en tête la crise des réfugiés syriens à laquelle vous faites référence. Tout comme je porte en moi ma propre expérience de « l’exil ». Mais en même temps, nous sommes tous connectés, je m’informe de ce qui se fait et se dit ailleurs dans le monde et j’avoue que la peur de l’autre, de l’étranger, de celui qu’on perçoit comme étant différent de nous et qu’on retrouve dans le texte m’a surtout été inspirée par les discours de haine qui émanent de lieux qu’on imagine être les garants des droits humains, comme l’Europe ou les États-Unis. La mer est ma nation naît de ces croisements et ce n’est pas un hasard si la mer Méditerranée occupe une place centrale dans la pièce : elle est bien un lieu de passage entre des cultures, des êtres, des vies, des morts. Donc oui, il y a ambivalence puisqu’il y a diverses manières d’entrer dans le texte, mais celles-ci reflètent, selon moi, l’immanente complexité de l’expérience humaine et sont donc nécessaires à l’écriture.
Dans « ce lieu de passage », vont se rencontrer deux exilées et un couple. Comment avez-vous pensé le changement de ton, la bascule entre les dialogues cocasses et absurdes du début et le dénouement de la pièce ?
Je crois que l’écriture doit épouser l’évolution de la situation dramatique. Ici, elle suit l’amoindrissement progressif du rôle du mari au profit des autres personnages. En début de texte, son rôle de mâle surpuissant lui permet d’occuper l’espace de la parole de manière presque absolue. Comme il n’est « qu’en » compagnie de sa femme avec laquelle il partage un quotidien fait de petites haines ordinaires, son mode de réflexion n’a pas besoin de se justifier et son langage ne parvient pas à se fissurer ; il tourne sur lui-même dans une logique absurde et grotesque. C’est la rencontre, justement, qui crée une bascule puisqu’il va être confronté aux étrangères qui arrivent, brisent le mode de fonctionnement du couple et laissent émerger une parole autre, plus essentielle.
Le parallèle entre les deux situations – la guerre et la situation domestique conflictuelle – peut paraître à la fois osé et original, est-ce deux pans de la domination que vous vouliez explorer, mettre en lien ?
Et si la famille était un microcosme à partir duquel nous pouvons analyser une société ? Finalement, toutes deux mettent face à face des personnes qui se connaissent mal, ou pas du tout, mais qui doivent tout faire pour coexister. En ce cas, chacun d’entre nous serait un maillon qui s’articulerait avec un groupe plus étendu et nos lignes de faille intimes recouperaient des tensions ou des conflits plus larges. Un de mes partis pris est que la domination masculine au sein du couple n’est pas naturelle ; même si elle est commune, elle est le résultat d’un certain mode de fonctionnement social. Il en est de même pour la relation à l’autre, qui se décline en peur au niveau intime mais qui plus largement renvoie au racisme ou à la xénophobie, en tous cas à un besoin de se différencier de l’autre pour mieux le contrôler. Politiquement, ce désir de contrôle se décline en quotas d’immigrés ou en propos relayant des peurs dites civilisationnelles. Mais il peut aussi se traduire de manière plus concrète, par le déploiement de violences qui permettraient à certains d’asseoir leur puissance sur d’autres et dont la guerre est l’épiphénomène le plus immédiatement visible – là où les dominations économiques ou culturelles sont plus insidieuses, plus « polies », portées par des discours qui se veulent rationnels même s’ils ne le sont pas toujours. Dans les deux cas, nous sommes effectivement dans des schémas de domination de l’autre, c’est-à-dire dans des situations où l’individu est effacé dans son humanité profonde ; il n’est qu’un vecteur, qu’un lieu de passage des tensions, et ce, qu’il soit dans la position du dominé ou du dominant. D’ailleurs, le seul personnage qui, dans mon texte, échappe à cette logique, est la jeune fille. Elle est une sorte d’îlot poétique dont la cohérence ne tient qu’en elle-même, elle est à côté des sociétés formées ou qui sont en cours de formation. Elle ne parvient pas, malgré son désir de survie, à dupliquer ce schéma de domination puisque cela briserait l’intégrité absolue qui la définit. Elle se retrouve donc exclue de toute potentielle formation sociale, avec comme unique issue possible, la mort.
Découvrez l’intégralité du cahier
Hala Moughanie
Extraits de La mer est ma nation, d’Hala Moughanie
Entretien avec Hala Moughanie, par Virginie Brinker
Méditerranée. Ce qui arrive, par Michel Agier
Photographies de Roï Saade