S’inspirant des écrits de la philosophe et biologiste Donna Haraway, Adèle Gascuel écrit un conte joueur à l’esprit queer
qui interroge notre capacité à rêver l’avenir en ces temps de péril écologique.
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec des extraits de la pièce, une rencontre avec l’autrice, une fiction co-écrite avec le chercheur et cinéaste Fabrizio Terranova et
les photographies des performances d’Art Orienté Objet (AOO).
La Pièce
Personnages.
Opéra, devenant K-Way, puis personne-crocodile
Léo, devenant Camille, personne-papillon
Wilfried, devenant homme-loutre
Le psychologue, Gérald, devenant homme-abeille
Ariel, femme-cabillaud
Extrait de la pièce
Scène 1 – Refaire le monde
Année 2024.
Un hangar, pas loin de la mer. C’est un lieu qui a été abandonné, et partiellement réaménagé. Opéra, Wilfried et Léo sont trois activistes militant.e.s d’une vingtaine d’années, qui appartiennent à la Communauté du Compost.
Iels vont chacun et chacune à un endroit différent du hangar et s’adressent à la tôle, à la terre, à ce qui reste dans les ruines.
Opéra. – Chéri, promis on va faire la réparation.
Wilfried. – Merci d’être là, base nautique.
Léo émet un bruit de mouette.
Temps.
Léo. – On est le combien ?
Opéra. – 28 juin (ou date du jour).
Temps.
Léo. – Je ne sais pas. Je me refais le tour – je.
Ces derniers temps ont été tellement – . On croit qu’on a atteint le fond et en fait –
Mais c’est comme si – comme si de rien n’était ou – c’est moi ?
Je veux dire, le monde est en train de – il s’en prend quand même plein la gueule, non ? Alors on dit état d’urgence c’est ça ? Mais – je sais pas, l’urgence c’est – s’il y a un feu par exemple, tu restes pas plantée là à te convaincre que non non non, il y a pas vraiment le feu, enfin peut-être quand même un peu mais on va plutôt rajouter des chiffons entre le sol et la porte et condamner les fenêtres et essayer de couler une dalle de béton entre l’incendie et la maison, non ? S’il y a urgence, on se casse de la maison, non ? On prend les deux-trois trucs un peu précieux genre la sécurité sociale si on veut mais on se casse, non ? Non mais parce que là j’ai l’impression – c’est peut-être que moi, hein, mais j’ai l’impression – qu’on nous dit faites gaffe à l’incendie et que – ben qu’on continue, surtout le – comme si de rien – non ? Et y a papa, « mais non t’inquiète, j’ai mis quelques chiffons sous le pas de la porte, tu peux manger ta soupe tranquille ma chérie ». Et t’as intérêt à être contente de manger la soupe dégueulasse, parce que si tu ne manges pas ta soupe c’est direct au lit et on n’en parle plus ! Et surtout, surtout si tu ouvres la bouche, c’est tout le monde au lit, et pas de soupe pendant trois mois ! Mais euh, et – et l’incendie ?
Non ?
Ça se rétrécit, non ? Ou c’est – ? Et on a beau – ça change rien, non ? Tout, nous là, la communauté ?
Il faut à un moment donné – je veux dire stop, stop ça suffit on arrête, juste on arrête les – les – les. À un moment donné – faut lâcher, non ? Tout lâcher, juste – . La solution qu’a évoquée Wilfried à la dernière assemblée, le suicide collectif, voilà c’est tout, c’est le plus efficace si on veut –
Wilfried. – (rassurant) Léo, attends, c’est pas tout à fait ce que j’ai dit.
Léo. – Si on va au bout de la logique du compost qu’on s’est fixée ensemble, si l’idée c’est de réduire vraiment notre empreinte écologique, alors –
Opéra. – Wilfried a parlé à la dernière réunion d’une réduction volontaire de population, pas d’un suicide généralisé. Et de toute façon, c’est pas développement durable. On ne peut pas se tuer, et ne pas réfléchir à la suite. À ce qui se passera même avec nos corps.
Léo. – Ça se composte un corps Opéra. On pourra faire pousser des forêts entières avec tous les corps de la communauté, ce sera un patrimoine protégé. Le patrimoine de la communauté du compost. Il y aura des pins, des baobabs, des érables, j’en sais rien, des palmiers sur des centaines de kilomètres qui survivent aux 50 degrés, et nous – toi Opéra, toi Wilfried, moi, on sera la forêt. Il y aura de nouveaux rituels pour –
Opéra. – Je me suis renseignée. On n’est pas compostables. C’est fini. On est pleins de plastique, d’antibiotiques. C’est d’ailleurs un problème pour les cimetières actuellement, qui se remplissent, mais qui ne se vident pas.
Léo. – Mais c’est déjà ça, déjà ça de pas consommé. On arrête. On donne de la place.
Wilfried. – Léo si la communauté du compost disparaît –
Léo. – On est comme les grillons que les enfants enferment dans un bocal et qui se font couper les pattes les unes après les autres –
je sais pas –
il faut peut-être reprendre les bonnes vieilles méthodes de papa, on prend les mille – non, disons les dix – allez, les cent mille personnes les plus riches de la planète, et on les fusille.
Opéra. – Pour les cimetières merci.
Wilfried. – Léo, le massacre, ça a déjà été essayé plein de fois. Ça ne marche pas. Ils repoussent. Ils repoussent tout le temps.
Léo. – Justement, si on institue la répétition. Tous les cinq ans, on passe la tondeuse.
Wilfried. – Ils vont se tasser à la date –
Léo. – Quoi ?
Wilfried. – Les gars vont cacher leur argent tous les cinq ans pour ne pas se faire couper la tête.
Léo. – Les filles aussi.
Wilfried. – Quoi ?
Léo. – Les filles.
Wilfried. – Euh oui, les gars et les filles.
Léo. – Alors il faut tirer à la loterie la date d’élimination. Un jour sur, allez, dix mille jours, et hop, si c’est le grand jour, on tue les dix mille personnes les plus riches.
Wilfried. – Ça fait pas beaucoup de grands jours.
Opéra. – (se lève, part dans une lente dérive méditative) Ça se recycle, cela dit, le plastique.
Léo. – « Un jour sur mille, ciao les mille. »
Wilfried. – Niveau marketing, ça claque.
Opéra est bloquée sur son histoire de cimetière et de plastique.
Opéra. – On pourrait utiliser le corps plastifié des vieux morts pour faire le cercueil des morts néo-arrivants.
Ou pour concevoir la stèle, une stèle colorée
Joyeuse
Une stèle conçue avec le corps recyclé de ta grand-mère
On peut tout faire avec du plastique
Plus tard, je serai la barbie de mes petits-enfants, ils viendront me rendre visite comme on va au centre commercial le dimanche
Je fleurirai leur tombe de roses artificielles avec mon corps
Ou je me ferai tuyau d’arrosage pour des roses véritables
Je me ferai panneau d’orientation pour leurs amis qui viennent rendre visite, je me ferai coque de téléphone pour garder les images de ce que nous étions
(devenant lyrique) Je serai le parapluie, le parasol, le parachute
Enfant de mon enfant, je me ferai tupperware, gourde, pour contenir l’eau, les olives fraîches et le lait des brebis pour les enfants de tes enfants qui viendront manger sur ta tombe.
Temps.
Wilfried. – Opéra… ?
Opéra. – J’ai trouvé. Plus tard, je veux qu’on recycle mon corps en K-Way pour protéger l’enfant de mon enfant des orages. Vous pouvez m’appeler K-Way ?
Léo. – Opéra, tu changes de nom ?
Opéra devenu.e K-Way. – Oui. K-Way, iel.
Léo. – K-Way, iel.
Wilfried. – Opéra, t’as changé il y a quatre jours, c’est compliqué de retenir…
K-Way. – Autant changer souvent par sécurité.
Wilfried. – Opé – (il se corrige) K-Way, tu es avec nous ? On en était au massacre des riches.
K-Way. – Je vais me faire une carte dans le portefeuille. « K-Way, désire être recyclé.e en », deux points –
Léo. – Je ne suis pas sûre qu’il y ait des orages, plus tard. Et ton nom n’aura plus aucune signification. Comme Germaine. Ou Bertrand.
[…]
L’autrice
Adèle Gascuel
Adèle Gascuel est autrice, comédienne et metteuse en scène. Née en 1989, elle se forme au Conservatoire de Lyon et à l’ENS de Lyon. Elle travaille depuis plusieurs années autour d’enjeux écologiques et féministes, et notamment sur la manière dont les ressorts comiques et poétiques du théâtre peuvent raconter des histoires. Elle travaille régulièrement avec la compagnie les 7 sœurs et le Théâtre Nouvelle Génération, à Lyon. Récemment, elle a écrit des textes pour l’Espace 600, le Théâtre du Pélican, le festival Les Contemporaines, le Lyncéus festival. Son texte Sirène est lauréat de l’aide à la création d’Artcena.
Entretien avec Adèle Gascuel, par Delphine Brual
Pourquoi as-tu choisi comme titre Sirène ?
C’est vrai que ce titre centre sur le personnage d’Ariel, la sirène, alors que ce n’est pas un personnage plus important que les autres. La « sirène » pour moi c’était aussi le signal d’alarme, et je pensais à ce que dit Walter Benjamin à propos de la révolution qui doit être le « frein d’urgence », et non la locomotive de l’histoire. Ariel chante depuis le futur. Elle vit en 2424 et elle nous arrête et vient nous dire : attention, on va dans la mauvaise direction ! Elle incarne l’idée que quand on se sent bloqué par l’avenir, on peut renverser la situation et se demander quel futur aimerait nous appeler à lui. Ça ouvre des imaginaires beaucoup plus vastes que le présent dans lequel on peut s’enfermer. J’ai hésité à donner à la pièce le titre Signal d’alarme. Mais il ne me convenait pas car la pièce a une consonance un peu magique et joyeuse, que ce titre ne rend pas. Il y a quelque chose dans la figure de la sirène qui nous emporte, de l’ordre de l’envoûtement, du ravissement, de la fascination. Et l’idée que son chant n’est pas un chant qui nous « gronde », mais qui nous séduit et nous aimante.
Peux-tu nous en dire plus sur ce futur (2424) qui vient « ravir » les personnages de la Communauté du Compost, qui eux vivent en 2024 ? Comment as-tu construit la temporalité de ta pièce ?
Il y a des personnages en 2024 qui peu à peu, de manière magique, sont happés par ce chant du futur, jusqu’à ce que le futur recouvre le présent. Le futur vient les aimanter et les personnages se transforment. Un renversement se crée au cours de la pièce sans qu’on le voie venir et ça crée des failles spatio-temporelles. Camille commence sa mue avant les autres. Wilfried aussi, avec l’apparition de ses poils de loutre. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de muer, ils continuent d’avoir un dialogue « 2024 » et à justifier leur mue sous d’autres angles : Camille-Léo se raconte que c’est une transition de genre alors que c’est une transition animale qu’elle est en train d’opérer. Gérald l’abeille, le psychologue, lui, se balade à travers les âges, il permet de comprendre l’évolution de la société constituée par les Communautés du Compost. Et Ariel parvient finalement à embarquer tout le monde de 2024 en 2424.
Le personnage de Léo-Camille est directement inspiré des Histoires de Camille de Donna Haraway. Personne-papillon, iel fait partie de ces humains qui choisissent d’entrer en symbiose avec un animal en voie de disparition. Or dans Sirène il y a aussi Ariel femme-cabillaud, Gérald l’abeille, Wilfried la loutre, Opéra K-Way qui devient crocodile… Quelle est la fonction de ces êtres hybrides, symbiotes, que tu nommes « symbs », dans ta pièce ?
J’ai lu, je crois que c’était chez Vinciane Despret, une louange de l’anthropomorphisme, qui est une manière de décrire les animaux et leurs comportements comme ceux des humains. Disney fait ça beaucoup, des tas de récits pour enfants font ça : raconter des histoires d’humains avec des personnages d’animaux. Elle disait qu’au fond, même s’il y a quelque chose de simplificateur dans le fait de ramener la sensibilité animale à la sensibilité humaine, nous avons raison de nous attacher aux animaux par des histoires. Le plus important est l’attachement, et les récits sont une formidable manière de s’attacher. J’aime beaucoup cette idée, et c’est clair que Sirène joue souvent à utiliser des caractères animaux pour décrire des humains, et évoque tout un imaginaire de l’animal, depuis les jouets pour enfants jusqu’à la version « symbiotique » pour préserver l’ADN des espèces disparues. Il y a une idiotie là-dedans qui me plaît. Et au fond, la question (et le problème de Disney) c’est : quelle idéologie servent les histoires avec des animaux ? Sirène (tout comme Les Histoires de Camille) raconte un attachement qui va jusqu’à la symbiose. Et cette symbiose, et c’est ça qui m’a touchée dans l’histoire d’Haraway, implique de la responsabilité. Nous avons la responsabilité des morts. Nous avons la responsabilité des espèces en train de disparaître. Nous avons donc une mémoire à faire vivre, ce que j’ai accentué en imaginant que Léo-Camille opère sa mue au moment de la cérémonie d’enterrement du papillon monarque. Avec le deuil, se font le don et le devoir d’héritage. Et ça peut être lourd, mais aussi très léger. Les personnes symbs sont nourries de leur animal, et c’est vrai que pour chaque personnage dans ma pièce, la relation est différente. Wilfried aimerait avoir quelque chose de l’ours et finit en homme-loutre ; c’est évidemment un jeu sur la masculinité et ses attentes, mais c’est aussi une manière de raconter une histoire où l’animal vient nous révéler qui nous sommes au-delà des attentes de la société. L’idée que les animaux nous montrent un chemin, par des sens que nous ne possédons pas, me paraît une très belle histoire. C’est aussi le cas d’Ariel, qui choisit d’avoir une queue de poisson et de vivre en fauteuil roulant sur la terre ; là encore, l’animal vient silencieusement renverser les récits de victimisation des personnes en situation de handicap. Les animaux hantent la pièce. Ils ne sont pas présents, mais pour le coup ce sont peut-être les morts, les menacés, les disparus, qui viennent influer sur les personnages et les transformer en personnes symbs.
[…]
Écoutez Adèle Gascuel
Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon les 15 et 16 juillet 2022
Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2022
Découvrez l’intégralité du cahier
Adèle Gascuel
Extraits de Sirène, d’Adèle Gascuel
Entretien avec Adèle Gascuel, par Delphine Brual
La journée d’une insulaire en TerreNouvelle, une fiction d’Adèle Gascuel & Fabrizio Terranova
Leurres animaliers, photographies des expériences, Art Orienté Objet (AOO)