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Les Loyautés (3la slamtek) nous raconte l’histoire de Smaïn, jeune homme vivant à Paris qui rend visite à sa mère habitant au 6 place du 19 mars 1962 à Montreuil et attend, depuis des années, le retour de son mari. Marwane Lakhal puise dans sa propre expérience pour questionner la construction des loyautés individuelles
et le rapport au déracinement.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec un large extrait du texte, un entretien avec l’auteur et des illustrations de Lila Castillo.

On n’avait pas imaginé qu’il prendrait la forme d’étincelles le hasard,
qu’il enfilerait ce foutu costume rouge et jaune, et ses reflets de bleu.
Puis on a fait le lien : une main volontaire se cache toujours derrière une brûlure,
même par accident, pas d’histoire dans tout ça.

Les Loyautés (3la Slamtek), Marwane Lakhal

La Pièce

“L’ennemi, qui est ta structure, force-le à se découvrir.
Si tu n’as pas pu gauchir ta destinée, tu n’auras été qu’un appartement loué.”
Poteaux d’angle, Henri Michaux


Extraits de la pièce


La Mère. – D’afit o kḥalit ya waldi.
Le Fils. – Pff, non maman ! Non, je n’ai pas maigri et ma peau n’a pas noirci.
La Mère. – Wach labess ?
Le Fils. – Oui ça va. Tout va bien… Et toi, ça va ?
La Mère. – Oui ana labess… Alors ça va… T’as faim, ça va ?
Le Fils. – Non ça va, enfin oui ḥamdull-lāh ça va !
La Mère. – El ḥajj arrive. Papa va rentrer ce soir ou demain, c’est bientôt, tout bientôt… et vous mes enfants, vous serez tous là pour l’accueillir. Il faut que vous soyez là, darori…
Le Fils. – Oui, obligé. Il y aura Dalila et Mehdi. Sami viendra, et sa femme Najwa aussi. Tu seras là maman, Fatima Zohra et ses quatre enfants pour cueillir Abdelwahab de retour du bled… Est-ce qu’on dansera tous ensemble ?
La Mère. – Sma3ïn waldi tu aimes trop danser ! Tu ne penses toujours qu’à ça ! Tu te souviens comme tu remuais dès que je mettais la cassette de Nas El Ghiwan. Tu portais l’un de mes foulards autour de tes hanches, et tu donnais daq̣a. Tu raffolais de daq̣a marakchia aussi ! Mes foulards étaient toujours trop longs autour de ta petite taille, ils en faisaient trois fois le tour. Et puis ils traînaient par terre pendant que tu tournais sur toi-même. Tu m’en as gâché beaucoup de foulards, à jouer avec comme ça.
Le Fils. – J’étais petit oummi, je ne me souviens plus…
La Mère. – Bien sûr que tu te souviens. Tu sais bien 3andi taswira ! On avait acheté un appareil photo rien que pour toi. De toi c’est la photo que j’aime le plus. On te voit rigoler.
Le Fils. – Je n’ai jamais vu cette photo… je n’ai jamais vu aucune taswira de nous d’ailleurs ! Pourquoi jamais ?
La Mère. – Sayenne, attends, si je me lève je peux la chercher… fff…
Le Fils. – Maman arrête ! Allonge-toi. T’as pas eu ta dialyse aujourd’hui ! Ton infirmière est très bien oummi. Il faut vraiment que je l’appelle…
La Mère. – Arrête waldi. Goultlek la’ ! Papa va revenir et je n’arriverai jamais à remettre de l’ordre avant son retour ! Avec personne qui ne m’aide jamais à la maison !
Le Fils. – Et moi alors ? Quand je viens toutes les semaines, c’est quoi ça ?
La Mère. – Astaghfir’lah ! C’est vrai Sma3in… C’est normal que tu viens toujours seul à la maison… Laisse-moi voir. Est-ce que el ḥajj m’a envoyé un message ? Il doit rentrer aujourd’hui ou demain tu sais. Il m’a dit ça la semaine dernière. Et j’étais tellement contente. Mais je ne sais pas pour quelle heure. Et je ne me suis pas encore préparée. Et je ne sais pas ce qu’il faut que je cuisine, je n’ai pas fait les courses Sma3in. Tu peux faire les courses ya waldi ?
Le Fils. – Je vais les faire, je te le promets maman… mais d’abord il faut gérer ton rendez-vous avec l’infirmière.
La Mère. – Stop maintenant. Je te dis qu’il faut qu’on prépare le retour de ton père !
Le Fils. – Maman, cela fait deux mois qu’il est censé revenir oubbi. En réalité tu l’attends depuis toujours. Je me souviens. Je devais avoir 5 ou 6 ans quand il a acheté sa Peugeot J-5 pour se lancer dans le « transport logistique ». […] Nous, on ne pouvait qu’imaginer son itinéraire. Papa, il s’était préparé à la longue route, la traversée de la France depuis Montreuil jusqu’à Sète, où il prendrait le ferry jusqu’à Ceuta pour rallier la ville de Tetouann, puis Dar l’beda. 2338 km. Nous on ne savait pas toutes les nuits passées sur les aires d’autoroute ou dans des parkings sauvages, allongé à la fois sur le siège conducteur et le siège passager, le dos scié par le levier de vitesse. […] Oummi, je me souviens de ton inquiétude, des semaines à attendre un coup de téléphone. Chaque soir, tu te demandais où il pouvait bien se trouver, s’il était arrivé quelque part, s’il n’avait pas été victime d’un accident de la route, d’un vol, de violence à la douane de la part de la police française, ou espagnole, ou marocaine. Ḥamdull-lāh, tu n’as pas laissé transparaître les épreuves. Tu trimais comme femme de ménage et tu veillais à tenir la maison, faire des économies… Tu t’occupais de tout, de nous. Et on n’a pas mal tourné, regarde, aucun de nous. On n’a pas trempé dans des trafics, c’étaient les mises en garde de oubbi, et on n’a pas fait de mauvaises rencontres, c’étaient tes mises en garde à toi, oummi.
La Mère. – Waldi, tu ne comprends pas ? Pourquoi on a fait tout ça hein ? C’est pour vous !
Le Fils. – C’est pour nous…

****

Smaïn. – Oui je suis gentille et alors ?
Mahmoud. – Et alors, et alors rien ! Ça te perdra, c’est tout. Rappelle-toi juste que les gentilles filles tendent le bâton, et pas pour se faire battre ma sœur, mais bien pour se faire…
Smaïn. – C’est bien la première fois que je t’entends t’en plaindre.
Mahmoud. – Enti hmara !
Smaïn. – Tu me rends dingue à parler arabe quand ça t’arrange. On croirait entendre ma mère !
Mahmoud. – La sainte-walida l’ḥajja qui n’a jamais mis un pied à La Mecque !
Smaïn. – Je t’arrête tout de suite : elle ira un jour, j’y veillerai !
Mahmoud. – Mais tu vois ! C’est ce que je te dis. De quoi tu te mêles ! Pourquoi t’irais lui offrir ça ? Pourquoi ton père ne le ferait pas lui, il en est à quoi ? Son troisième pèlerinage, c’est ça ? Et ta mère touwadf’at fi l’canapé ! Qu’est-ce qui te prend à revenir tout le temps aux conneries de ta famille ! Regarde-moi… Attends attends… Tiens-moi ça s’il te plaît… Fais attention, j’ai passé mon après-midi à démêler ses nœuds… Écoute, moi si j’avais accepté les histoires de mes parents fi l’bled, ça ferait longtemps que j’aurais pondu une de ces familles, et j’en serais toujours à y laisser ma peau pour leur trouver de quoi bouffer chaque soir, à essayer de fournir une éducation à mes enfant fi l’jbel, alors qu’on sait bien que c’est perdu d’avance… Je serais resté là, avec une lalla comme épouse que je ne toucherais même pas, et tu crois que je méritais ça comme destin ? Que je n’aurais pas senti tout mon corps disparaître, petit à petit, sous le poids d’une compromission, même pas d’un compromis… parce que attention, personne ne te laisse le choix ! Tes choix faut les faire par toi-même !
Smaïn. – C’est beau ce que tu dis là, ma chérie. Répète avec le postiche, que je vois si ça a de la gueule ?
Mahmoud. – Tu peux te moquer, je sais que tu sais que j’ai raison. Et surtout, surtout ma sœur… Aide-moi s’il te plaît, prends-la par le devant et essaye de me la placer bien droite sur le crâne… Oui je disais, surtout, n’oublie pas que tu sais qu’ils savent… Tu as grandi avec eux, ils te connaissent…

[…]

L’auteur

Marwane Lakhal

Marwane Lakhal mène depuis Bruxelles sa pratique transculturelle de l’écriture. Il intègre en 2018 l’Atelier des écritures contemporaines à l’ENSAV – La Cambre, avant de poursuivre, depuis 2021, un cursus en études du genre et des sexualités à l’Université Libre de Bruxelles. Ses textes traitent du déracinement, des rapports aux appartenances, des trajectoires de ceux qui se construisent sur une histoire toujours morcelée et non linéaire.


Entretien avec Marwane Lakhal, par Penda Diouf & Anthony Thibault

Quelle a été la genèse de ce texte ?
Mes textes traitent généralement des relations qu’on peut entretenir intimement lorsqu’on appartient à des cultures différentes. Il s’agit d’évoquer la manière dont on peut jouer avec qui nous sommes, lorsqu’on baigne dans des cultures protéiformes construites par nos appartenances à différentes communautés, sans oublier le rôle essentiel qu’y joue la notion de racines. Loin de tomber dans ce vieux refrain de « la richesse de la diversité », mes textes traitent d’identités multiples. Dans cette équation, racines-cultures-identités-communautés, il m’importe d’apporter les nuances qui font de ces appartenances des sources de paradoxes féconds.
On peut se trouver à l’intersection de différentes minorités, devoir jongler avec leurs cultures, leurs histoires, et se sentir écartelé entre des espaces mentaux qui semblent éloignés. Mes textes cherchent à retrouver le terrain des communs. À mon sens, le commun de ces communautés minoritaires ne se trouve pas seulement dans leur positionnement en marge par rapport au majoritaire, mais il se trouve aussi dans les stratégies qu’elles mettent en place pour perdurer, pour résister. Les stratégies de discrétion résonnent avec celles de fierté, aux codes reconnaissables seulement par les membres ; des réseaux de solidarités se tissent pour refuser l’hégémonie de la concurrence ; des mythologies propres se construisent, se racontent et qu’il s’agit d’interroger. J’imagine l’évolution de ces comportements comme un travail méticuleux du vivre en meute. J’y vois beaucoup de beauté.
Dans ce texte en particulier, je voulais traiter de transformations que j’ai pu ressentir et expérimenter dans les rapports interpersonnels pour certaines populations émigrées-immigrées. C’est-à-dire la manière dont l’appartenance tient une place essentielle et dans le même temps la façon dont les relations se sont distendues. Dès le départ, j’avais l’idée de mettre en scène un personnage pris dans ces questions d’appartenance et dont la volonté est suspendue. Les Loyautés s’inscrit entièrement dans cette démarche.
Mon approche frôle avec le témoignage, avec l’idée que certaines réalités vécues devraient être partagées. Il ne s’agit pas de les changer (forcément) mais plutôt de faire en sorte qu’en entrant dans le langage, elles soient reconnues, sans justification. Prenant au pied de la lettre le vers de Paul Celan « nul ne témoigne pour le témoin », il paraît inconfortable d’adopter cette fonction, dans sa dimension sacrificielle et forcément solitaire… Or c’est dans son authenticité que réside toute la radicalité de la position du témoin. Je crois que c’est par ce partage qu’on parvient à retomber sur l’idée de « communs », en veillant à ne pas confondre les expériences.

Pourquoi avoir choisi cette place à Montreuil ? 
J’ai choisi cette place comme une forme d’allégorie. Je voulais que la place du 19 Mars 1962 soit l’espace d’une expérience d’enracinement. Dans ma situation de LGBT+ racisé se pose la problématique d’un double déracinement. Pour ces identités multiples, il subsiste peu d’espace pour appartenir, pour s’attacher, car on se trouve à la frange de communautés déjà marginales, on se situe à la marge de la marge en quelque sorte. Cet endroit était une manière de replacer l’attachement dans un espace de manière totale, sans avoir à choisir entre, à discriminer, à exclure l’une ou l’autre part de soi. J’ai choisi la place du 19 Mars 1962 à Montreuil pour m’adresser aux personnes qui me ressemblent, à mes pairs, en plaçant au même niveau les différentes fiertés qui caractérisent mes personnages.
Il s’avère que cette place a une forme particulière. À partir des années 2000, d’importants travaux ont été entrepris autour de la mairie de Montreuil pour le projet Cœur de Ville. Ce qui en est ressorti m’a laissé perplexe. J’ai été frappé de voir comment tous les environs de la mairie avaient donné lieu à une rénovation précisément contemporaine, avec un nouveau centre (évidemment) commercial, des boutiques et des restaurants fast-food tandis que les places alentour que l’on découvre après avoir remonté la rue des Lumières baignaient encore dans leur jus, avec un habitat qui a peu changé dans ses structures. J’y ai vu une image de ces phénomènes de gentrifications qu’Anaïs Collet analyse bien dans ses travaux, notamment au sujet de Montreuil. Les gentrifications accompagnent le repli des sociabilités, elles influent sur les relations d’habitants en étiolant peu à peu l’identité d’un quartier et en réduisant les espaces à quelque chose d’utilitaire. Ce terre-plein entouré de logements collectifs, légèrement surélevé sur un parking-piédestal, me semblait être un bon point de vue, comme un promontoire pour représenter un attachement perdu et dans le même temps possible, dans un contexte de changements urbains et de relatives difficultés sociales. J’y ai vu des modes de vie qui ont été effacés pour leur supplanter de nouveaux, ceux qu’on nous sert à toutes les sauces : rues pavées/façades en verre/piétonnier desservant des lieux de consommation… Cet effacement m’a inspiré pour imaginer dans le texte le sentiment de déracinement et en corollaire l’aspiration à se rattacher qui concerne mes personnages.

[…]


Écoutez Marwane Lakhal

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon les 15 et 16 juillet 2022

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2022

Et fut le feu, Lila Castillo
Et fut le feu, Lila Castillo

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Marwane Lakhal

Extraits de Les Loyautés (3la Slamtek), de Marwane Lakhal
Entretien avec Marwane Lakhal, par Penda Diouf & Anthony Thibault
Et fut le feu, illustrations de Lila Castillo