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Anne-Christine Tinel nous invite à plonger avec tendresse et fantaisie dans les jeux « dangereux » de trois enfants aux prises avec l’ « anormalité » : un conte initiatique pour jeunes et grands.

Découvrez le cahier que La Récolte lui a consacré en 2021, avec des extraits de la pièce, un entretien, les « résonances » de Moïsa Pariaud et les peinturettes d’Hélène Riff.

J’ai compris ! Ta mère, quand elle est descendue du ciel,
il a dû y avoir comme une petite erreur d’enrêvage programmafique,
elle a gardé du vide, il en reste un petit rien tu vois…

Passage du convoi cette nuit, Anne-Christine Tinel

La Pièce

Présentation

C’est l’été ; un car s’arrête au bord d’une route. Dina passera ses vacances ici, avec maman. L’oncle Cloclo les rejoindra. Samuel et Solène espionnent cette drôle de famille. À travers la rencontre, le regard de Dina sur le handicap maternel change. Chacun porte en soi une part de ciel à cultiver…

Dina. – 7 ans environ
Samuel. – 8 ans peut-être ; il porte des lunettes de vue encombrantes
Solène. – 10 ans
La Mère. – atypique, ni tout à fait ici ni tout à fait ailleurs *
Voix de Tonton Cloclo. – au téléphone
Des ombres, voix off, parents de Samuel et Solène

* La Mère doit être représentée plutôt qu’incarnée.


Extraits de la pièce

Échouer sur l’île après la tempête.

Dina. – La route elle est toute droite, on y voit loin, jusqu’au ciel. Il fait chaud, trop, de temps en temps la joue on la colle contre la vitre et ça, ça rafraîchit. D’un coup le car freine, boudins de roulis tangage, le vomi se cogne un peu aux poumons mais ça va, ça reste dedans, tout, le jambon, le pain de mie. Les portes s’ouvrent ça siffle. Volvestre Volvestre !, le chauffeur crie dans sa casquette, c’est ici, vite, au revoir, dit Tonton Cloclo, bonnes vacances, ça ira Dina ? Ça ira, oui. À dimanche alors ! À dimanche ! Eh, Dina, n’oublie pas de jouer !
Le car penche, on descend les marches, ça tremble chatouille les mollets les dents. Maman porte les valises. Elle a des bras forts. Dehors ça souffle comme un four autour du rôti. Le car barrit, ça pétarade, on se tord les chevilles dans l’herbe brûlée, ça y est, ça démarre, il s’en va, il est parti… Le bras de Tonton Cloclo s’agite hors de la vitre, nous, on reste plantées au milieu de nulle part. La route, elle a des pansements clairs.
On y va.
Aux yeux tout est blanc ça fait mal. Allez viens maman, on reste pas plantées là. La craie du chemin, elle colle sur les sandales et les petits poils des jambes. Et voilà, le hameau, Volvestre, c’est écrit, Bienvenue à Volvestre, c’est là tu vois, qu’est-ce que je disais ? Ses vacances à Tonton Cloclo, c’est ici, à Volvestre. Pour ça, qu’on est venues là. La maison alors, laquelle ? Ici, la grille rouge, celle de la photo ! C’est cette maison, je dis. Maman pose les valises dans la poussière, elle sort la clef de la poche avant du sac, Tonton Cloclo l’a glissée là, ce matin. Elle me la tend. Je farfouille dans la serrure. La porte ouvre, facile ; dedans, l’ombre est fraîche et bonne. Je ris. Maman aussi rit. On se croirait dans un aquarium, allez on nage ! On nage, on se cogne aux choses nouvelles qui se cachent dans l’ombre. On rit.
Tonton Cloclo nous rejoindra après-après-demain, dans quatre jours. Quatre jours c’est pas bien long pas vrai. Véro est en vacances. Véro, c’est la dame de d’habitude. Pendant les vacances, une autre dame vient. Géraldine. Elle devait nous accompagner à Volvestre, mais elle a pas pu. Elle est malade enfin pas malade elle est tombée, elle peut plus marcher. C’est vraiment pas de chance… Tonton Cloclo, vendredi son chantier il le finit, dans quatre jours. Comment on va faire ?, il disait. Pas grave j’ai dit, maman et moi on se débrouille pas vrai. Maman elle souriait, sous le corsage on lui voyait sa palpitation de quand elle est contente. C’est vrai ça Dina, t’as l’âge de raison, a dit tonton. Ben oui. L’assistante sociale elle a grogné, C’est vous qui voyez. Quatre jours c’est un peu long, mais pas trop. C’est seulement trois nuits, quatre jours. Tonton a écrit, tout, sur une grande feuille. Ce qu’il faut faire, laver les dents, la crème solaire, les courses… Je sais lire moi oui je sais. Pour les courses y a l’épicerie. J’ai des biceps. L’épicerie est ouverte l’après-midi. Ce n’est pas un vrai magasin, a expliqué l’épicière au téléphone, mais y a du lait, du beurre, des légumes ; aussi, ils font dépôt de pain… En tout cas, surtout y a du poulet et des œufs, très très frais, parce que l’épicière, son mari est poulailler.
Dans ma valise, la carte prépayée je l’ai glissée dans une pochette entre les culottes et la trousse de toilette. Payer c’est facile, je l’ai fait déjà, plusieurs fois, avec tonton. La dame de l’épicerie est au courant. C’est prévu comme ça. Je téléphonerai, a dit tonton. Deux fois par jour. Ça ira Dina ? Ben oui.


Où Dina découvre que cette terre est habitée. Première expédition.

Dina. – Le premier matin on sort pas, on reste comme ça dans l’aquarium. La maison on l’apprivoise. Après le repas je regarde le désert du frigo autour des restes ; je sais, bientôt, faudra sortir.
Quatre heures montre l’horloge. Maman somnole sur le canapé, ses lèvres remuent des formes sans phrases. C’est le moment.
Lourde la porte d’entrée. Dans ma poche la carte à débit prépayée. L’air, il brûle et racle, jusqu’à rien voir.
Y a vraiment personne. Seulement les yeux fermés des maisons. Pourtant des regards flottent ils coulent dans mon dos la nuque surtout, ils caressent ils collent, ils lèchent ils tètent dans ma tête pour savoir ils veulent savoir alors je cours je cours alors ils se détachent
ils s’en vont
dans l’air chaud l’air de rien
n’importe quoi je rêve ou quoi
oui mais non

[…]

L’autrice

Anne-Christine Tinel

Anne-Christine Tinel a une pratique de l’écriture allant du livret d’opéra au roman. Corps, respiration, l’écriture pour la scène demeure le lieu privilégié d’une collision entre violence et poésie. Agrégée de lettres, passée par l’ENSATT, ses textes ont été soutenus par le CNL, la SACD-Beaumarchais et Artcena. Treize ans de vie dans le Maghreb marquent un imaginaire innervé par la méditerranée. L’oppression devient une thématique récurrente après l’expérience de la dictature de Ben Ali.
www.anne-christine-tinel.com


Entretien avec Anne-Christine Tinel, par Louis Cabaret

Le titre, Passage du convoi cette nuit, intrigue et ouvre à de nombreux possibles. Qu’est-ce qui vous a amenée à lui ?
Ces dernières années j’ai habité dans le Gers ; j’empruntais régulièrement la N124. « Passage du convoi cette nuit », indiquaient les panneaux certains soirs. Chaque fois que je la lisais, cette formule sonnait à mon oreille comme une énigme, un nom de code, une invitation sourde dont la poésie a infusé mes rêveries. La N124 est l’un des tronçons du trajet parcouru par le convoi transportant les parties du fuselage de l’Airbus A380 provenant de plusieurs pays, pour regagner l’usine de Toulouse-Blagnac. Il m’est arrivé de faire la route de nuit, et de devoir m’arrêter avec d’autres automobilistes, le temps que passe le fameux convoi. Un soir d’été, des personnes ont descendu la colline avec des pliants et du pop-corn, pour s’installer, comme on va au spectacle : c’était un événement à part entière ! Le personnage de Samuel est né de cette expérience. Certains enfants peuvent se prendre de passion pour des sujets très techniques ; un ami dont le grand-père était cheminot m’a confié avoir constitué vers dix ans une collection importante de La Vie du rail, austère revue née avant-guerre. Le train, l’avion… de quoi nourrir l’esprit d’aventure, dans des territoires qui offrent peu d’occasions d’évasion !

Votre texte explore un lien mère-fille atypique, à la fois difficile et très vivant. Pourquoi avoir choisi de raconter cela ?
Il y a sûrement toutes sortes de raisons plus ou moins conscientes qui m’ont amenée à poser ce « couple » mère-fille. Il n’est pas au centre du jeu, mais bien au centre du propos. À une époque de ma vie, j’ai été prof de français. Il y a quelques années, j’ai eu comme élève une petite fille rêveuse qui, à 11 ans, ne savait presque pas écrire. J’ai cherché une façon de l’aider ; j’ai appris par son dossier que sa mère était sous protection judiciaire. J’ignorais ce que recouvrait exactement la formule et visiblement je n’étais pas la seule, chaque enseignant y allait de son interprétation : les uns évoquaient des questions de justice (il s’est avéré que cette maman, en effet, était menacée par quelqu’un de sa famille) ; d’autres évoquaient une autre signification : la protection concerne un adulte dont les facultés sont altérées, et qui n’est pas capable de protéger ses intérêts… ce dernier sens est venu réveiller une autre histoire dans ma mémoire.
J’avais enseigné auparavant dans un collège de campagne. Dans une classe, un élève atypique, insolent, très intelligent, donnait du fil à retordre à l’équipe. J’aimais cette personnalité écorchée, pleine d’humour, d’indépendance. Cet adolescent était interne. Lors de la deuxième rencontre parents-professeurs, il a pris rendez-vous avec moi pour sa famille, par l’intermédiaire d’une fiche navette. Ils sont arrivés ; ils étaient trois, lui et sa maman, accompagnés de la tutrice maternelle. Je me souviens du choc que j’ai éprouvé. Ce jeune garçon de 13 ans faisait les comptes chez lui le week-end ; le handicap maternel le plaçait devant des responsabilités qui lui confisquaient une partie de son enfance. Le décalage entre ces deux êtres était saisissant.
Peu à peu les deux histoires se sont mêlées dans mes rêveries. J’ai été de nouveau submergée par les questions nées de cette bouleversante rencontre parents-professeurs, qui avait fait naître en moi toutes sortes de questions : quel lien affectif pouvait les unir ? De quel fil était tissée leur relation ? Comment se construire, en tant que personne, dans cette configuration ? Comment pouvait-on vivre sa vie d’enfant, avec une telle maman ? Comment s’en sortir avec le regard des autres ? Au fond, ce qui m’a animée est moins la relation mère-fille que la relation triangulaire enfant-mère-les autres.

[…]


Écoutez Anne-Christine Tinel

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon le 8 juillet 2021

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2019

Peinturettes, Hélène Riff
Peinturettes, Hélène Riff
Peinturettes, Hélène Riff
Peinturettes, Hélène Riff

Découvrez l’intégralité du cahier
Anne-Christine Tinel

Extraits de Passage du convoi cette nuit, d’Anne-Christine Tinel
Entretien avec Anne-Christine Tinel, par Louis Cabaret
Résonances, par Moïsa Pariaud
Peinturettes, illustrations d’Hélène Riff