A travers le récit d’une mère de famille célibataire et de sa fille atteinte de trisomie, Fatou Sy Savané revendique le besoin d’émancipation d’une femme dans la société moderne, et livre un regard sensible
autour du handicap et du droit d’exister.
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2020, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’autrice par Fatou Ghislaine Sanou, le point de vue sur son écriture par Jean Serge Gode, un article de Sylvie Chalaye, ainsi que les illustrations du bédéiste Joseph Danny Nyembi.
La Pièce
Présentation
Michelle, mère et veuve, vit avec ses trois enfants : les jumeaux Driss et Ali et l’aînée, Siraya, qui est atteinte de trisomie 21.
Autour d’elle, gravitent d’autres personnages du passé et du présent, tels que sa mère, son patron, le médecin, son défunt mari… Selon leur conception du deuil, chacun la pousse à sombrer ou à se dépasser mais au fond, que peut vraiment Michelle ? Chargée par le poids du chagrin et de la responsabilité de ses choix, elle vit désormais en apnée et ne sait pas comment refaire surface…
Personnages
Michelle, épouse d’Hussain et mère de Driss, Ali et Siraya
Hussain, époux de Michelle
Siraya, fille de Michelle et Hussain
Driss et Ali, frères jumeaux de Siraya
La grand-mère, mère de Michelle
L’avocat, employeur de Michelle
La directrice de l’école de Siraya
L’obstétricienne de Michelle
La belle-mère de Michelle
La belle-sœur de Michelle
Extraits de la pièce
Noir.
Michelle. – Faut-il nous quitter sans espoir,
Sans espoir de retour,
Faut-il nous quitter sans espoir,
De nous revoir un jour…
Ce n’est pas un adieu chéri,
Ce n’est qu’un au revoir,
Oui, nous nous reverrons chéri,
Ce n’est qu’un au revoir…
Formons de nos mains qui s’enlacent,
Au déclin de ce jour,
Formons de nos mains qui s’enlacent,
Une chaîne d’amour.
Emmène-moi à toi…
Assise seule dans le noir, Michelle fredonne cet air triste pendant des heures sans s’arrêter. Elle fredonne jusqu’à en perdre conscience d’elle-même…
Hussain. – Nous devons discuter.
Michelle. – …
Hussain. – Pourquoi tu hésites alors que tu rêves d’être ma femme depuis le jour où j’ai posé mon regard sur toi. Ne prends pas cet air sceptique. Je sais que je suis l’idéal que tu as toujours rêvé. Que je suis celui qui comble tout de toi. Que je suis ta providence…
Sourire.
Femme de peu de foi !
Silence.
Ton égo te mènera à ta perte.
Sourire.
Tu ne l’emporteras pas au paradis. Tu crois que tu vas me rendre fou de toi et t’en sortir aussi facilement ?
Sourire. Mordillement de lèvres.
En plus tu veux me séduire sans mon consentement. Femme malhonnête !
Michelle. – Homme facile.
Hussain. – Non. Je suis l’homme d’une seule femme.
Michelle. – Je suis la femme d’un seul homme.
Hussain. – Qu’est-ce que je dois comprendre ?
Michelle. – Je suis avocate, pas professeur de compréhension.
Hussain. – Mon Dieu ! Pourquoi a-t-il fallu que je sois amoureux d’une telle rigidité émotionnelle ?
Michelle. – Dis-moi que tu feras mieux, lorsque nous serons mariés.
Hussain. – Je suis professeur d’économie, pas spécialiste en prose lyrique.
Michelle. – Touchée.
Hussain. – En plein cœur ?
Michelle. – À ton avis ?
Hussain. – Mariage simple. Toi, moi, le maire, nos témoins et Dieu.
Michelle. – C’est parfait.
Lumière.
(…)
La directrice. – Je suis désolée, madame Marcos, mais je ne peux plus inscrire Siraya dans mon établissement.
Regard interrogateur.
Les parents ne veulent pas d’une fille handicapée dans la classe de leurs enfants. La décision a été prise lors de la dernière réunion des parents d’élèves. Vu que vous n’y assistez jamais…
Regard glacial.
Peut-être… Peut-être qu’il faudrait l’inscrire dans un centre spécialisé pour… pour enfants particuliers…
Michelle. – Ce centre existe ici peut-être ?
La directrice. – Je ne sais pas mais je peux me renseigner, si vous voulez.
Michelle. – Ma fille n’est pas attardée. Depuis deux ans qu’elle fréquente votre école, je ne crois pas qu’elle ait créé plus de problèmes qu’un autre enfant.
La directrice. – Oui mais…
Michelle. – Vous êtes mieux placée que moi pour savoir que les enfants sont souvent intolérants entre eux, mais Siraya fait de son mieux. Elle ne se plaint jamais. Jamais. Elle a même des amies.
La directrice. – Oui mais…
Michelle. – Elle raisonne et s’exprime correctement. Pour la lecture et l’écriture, c’est encore difficile, mais ce n’est pas impossible qu’elle apprenne.
La directrice. – Oui mais…
Michelle. – C’est vrai qu’elle n’est pas toujours sociable, mais peut-on construire une relation paisible avec l’autre lorsque, par son regard, il nous rappelle constamment notre différence et sa défiance vis-à-vis de nous ?
La directrice. – Oui mais…
Michelle. – Quoi ? Quoi ? Elle a le droit d’avoir une instruction ! Elle est trisomique et alors ? Ce n’est pas une maladie contagieuse.
La directrice. – Je n’en disconviens pas, madame Marcos, mais elle ne peut pas aller au même rythme que les autres enfants. Il lui faut un encadrement particulier.
Michelle. – Donnez-le-lui. Je veux qu’elle soit dans un système normal.
La directrice. – Nous n’en avons pas les moyens logistiques ni financiers.
Michelle. – À combien l’estimez-vous ? Dix mille ? Vingt mille ? Je suis prête à payer un surplus sur ses frais de scolarité.
La directrice. – Trois millions en plus du million de frais de scolarité habituel.
Michelle sort sans un mot et récupère Siraya dans la salle d’attente.
[…]
L’autrice
Fatou Sy
Fatou Sy est diplômée en droit de l’Université de Strasbourg et en littérature générale et comparée de Paris 3. Elle écrit sa première pièce, Monsieur Nègre, en 2012 et ne s’est plus arrêtée depuis. Elle travaille avec la compagnie ivoirienne Allissô Théâtre Groupe, participe à des résidences de création, à des festivals en Afrique, comme en Europe. En 2019, elle écrit Collatéral, commande du festival En Acte(s) – Lyon.
Théâtre africain au féminin
Entretien avec Fatou Sy, par Fatou Ghislaine Sanou
Si tu devais définir ton théâtre, dirais-tu théâtre africain, théâtre contemporain, théâtre classique ?
Théâtre africain, non. Sauf si on veut me réduire à ma nationalité ou à certains de mes thèmes. Je dirais théâtre universel. Théâtre contemporain, assurément. Je déteste tout ce qui est figé. Je crée mes pièces librement. Je reste toutefois dans le respect de l’essence même de ce qui fait, pour moi, une pièce de théâtre, c’est-à-dire que le drame et l’intrigue sont toujours présents dans mes textes. Je tiens à chaque fois à créer un suspense et à pousser le lecteur-spectateur à se demander ce que le protagoniste va faire ou non. Il n’y a généralement pas d’ambiguïté dans mes situations théâtrales. Je les pose et je fais avancer les personnages. L’intrigue vient du fait qu’on ne sait pas ce qui va se passer, on se pose des questions, on essaie de deviner. Je joue beaucoup sur la forme aussi car je considère qu’une pièce de théâtre est un jeu de puzzle qu’il faut s’amuser à reconstituer. J’aime l’idée que les spectateurs auront un effort à faire pour décoder la pièce afin de comprendre la situation.
J’ai été très touchée à la fois par la sensibilité et la violence « douce » à la lecture de ta pièce Des larmes pour vivre. Qui est celle à qui la pièce est dédiée, « cette femme au malheur unique et aux quatre bonheurs » ?
Il s’agit d’une des meilleures amies de ma mère. Elle a quatre enfants dont l’aînée est atteinte de trisomie – ce sont ses quatre bonheurs – et elle est aussi veuve – son malheur unique. Je trouve son histoire attachante. Elle et son mari vivaient en Hollande mais son époux a eu une promotion pour devenir le P.-D.G. d’une multinationale américaine spécialisée dans le cacao, en Côte d’Ivoire. Ils ont donc décidé de revenir en Côte d’Ivoire, leur pays d’origine. Ce choix a impliqué que leur fille vienne vivre à Abidjan où tout manque pour sa prise en charge réelle au niveau social comme au niveau de son développement psychomoteur. Elle avait un train de vie disons aisé et soudain tout a basculé au décès de son époux. Aujourd’hui, elle ne vit pas plus mal que la moyenne des gens, mais plus de dix ans après la perte de son mari, elle est toujours seule à s’occuper de ses enfants. Ce n’est pas forcément évident au quotidien et j’ai voulu partir de son histoire pour créer une fiction qui prendrait en compte cette situation tout en imaginant ce qu’une femme dans son cas pouvait vivre.
Ici, comme dans Elle, ta précédente pièce, la solitude est un élément important du personnage.
À cela je répondrais qu’on vient seul sur cette terre et qu’on en repart seul. La solitude est un état contre lequel on ne peut rien. Même si nous vivons en société et que par nos diverses positions, nous devons interagir avec les autres, que ce soient nos amis, nos collègues, nos conjoints, nos enfants… au fond, nous sommes seuls avec nous-mêmes. Nous faisons bien souvent semblant de rire alors que nous sommes tristes ou inquiets et personne ne le sait, sauf si nous décidons de partager nos émotions. Puis, après tous les réconforts que nous pourrions avoir, nous décidons seuls de vouloir dépasser cet état ou pas.
Je ne suis pas dans du théâtre psychologique mais j’aime que mes personnages principaux puissent être déconnectés des autres, qu’on assiste avec eux à leurs questionnements internes… Ils invitent le lecteur-spectateur dans leur univers intime et c’est un privilège dont je veux faire profiter ceux qui lisent ou écoutent mes textes.
Il y a aussi beaucoup de violence dans tes pièces.
C’est notre lot quotidien. Nous sommes entourés de violences sociales, physiques, économiques, politiques, psychologiques… c’est la vie qui veut cela. L’humanité n’est pas pacifique, il ne faut pas se leurrer. Toutefois, la meilleure façon de lutter contre l’obscurité, c’est d’ouvrir les fenêtres et de laisser passer la lumière. C’est ce que j’essaie de faire à travers mes histoires. Interroger une humanité qui vacille, c’est ma manière à moi de faire prendre conscience aux gens du drame de leur quotidien et de les pousser à ne pas l’accepter et à faire tout leur possible pour « vivre bien ».
[…]
Découvrez l’intégralité du cahier
Fatou Sy
Extraits de Des larmes pour vivre, de Fatou Sy
Entretien avec Fatou Sy, par Fatou Ghislaine Sanou
Le geste marron des dramaturgies afro-contemporaines, par Sylvie Chalaye
Vers un renouveau du théâtre ivoirien, par Jean Serge Gode
Illustrations de Joseph Danny Nyembi