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Dans une parade mystique sans concession, une femme et un homme – dieux ou mortels ? – s’affrontent, entre désir et raison, autour d’une tombe fraîchement creusée. L’occasion pour l’auteur de jouer avec la puissance de ces figures traditionnelles, tout autant que de démontrer comment elles enferment aussi notre présent.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette œuvre en 2022, avec un extrait de la pièce, une rencontre entre l’auteur, Bolivar, et Stéphanie Bérard, spécialiste des dramaturgies caribéennes contemporaines ; le guide de lecture de Jowel Erns David Jean Pierre ; le regard de la sociologue Sabine Lamour et les gravures de l’artiste plasticien Redji.

Il en va de même pour la mort, on croit qu’elle arrive par hasard,
sereine, somptueuse…

Les Revenants de l’impossible amour, Bolivar

La Pièce

Extrait de la pièce

Voix off. – (dans le noir) Comme vous n’allez pas tarder à le voir, nous sommes dans un cimetière. Et, dans un cimetière digne de ce nom, il n’y a qu’âmes qui vivent. Lorsque les corps pourrissent, mis à mal par les grouillants vers de terre, les âmes s’envolent. Mais, les âmes ne sont pas des oiseaux. Elles ne vont jamais loin dans leur envol. S’envolant comme elles peuvent, elles survolent le souvenir du parfum de leurs souffles, gardant loin du séjour des morts les pas aventureux des gens de bien. Ceux-là qui redoutent sans se l’avouer l’exhalation de l’enivrant parfum des âmes défuntes. Car, croyez-moi, il n’y a rien de plus redoutable qu’une morsure d’âme en pleine nuit. Les âmes mordent. Ça mord, ça pique. Qui voudrait porter les marques, les cicatrices laissées par l’odeur d’une âme volante ? Nul ne choisit ses blessures, me direz-vous. Les blessures sont à l’homme ce que les herbes sauvages sont à la terre, croyez-vous savoir.

Lumière. On aperçoit une motte de terre sur laquelle est posée une croix, et au-dessus de la croix, un chapeau noir. Un homme sort du trou caché par la motte de terre. Il porte un costume sombre, délavé. Il s’assoit sur la motte de terre, la tête entre les mains.

Jean-Simon Brutus.

On aperçoit, comme à l’extérieur du cimetière, une femme, somptueux vêtements de deuil, voile sombre et sac à main, lorgnant par les grilles de clôture l’homme assis sur la motte de terre. Elle se sert de temps à autre une gorgée de boisson contenue dans une bouteille noire qu’elle remet à chaque fois dans son sac. Elle répétera ce geste pendant toute la pièce.

Elle, c’est Dame Brigitte.
Brave Guédé !
Je ne suis pas venu ici pour être le valet de qui que ce soit.
Brave Guédé !
Je ne suis pas venu ici pour être le valet de qui que ce soit.
C’est moi qui creuse
Et c’est moi qu’on enterre !
Je ne suis pas venu ici pour être le valet de qui que ce soit.
Brave Guédé !
Je ne suis pas venu ici pour être le valet de qui ce soit.
Pour creuser, c’est moi !
Pour enterrer, c’est encore moi !
Je ne suis pas venu ici pour être le valet de qui que ce soit.
Connaissez-vous le dicton qui dit : « Ne se rencontrent que les gens qui se sont donné
rendez-vous. » Il en va de même pour la mort, on croit qu’elle arrive par hasard, sereine, somptueuse, montrant le bout de chaque chemin de vie, parce qu’on ignore que l’on ne meurt que sur rendez-vous. Si. Si si. Si-si-si.

Pleine lumière sur la scène. Pendant toute la pièce, on entend tantôt une faible respiration, tantôt un gémissement de plaisir ou de douleur dont on ne situe pas l’origine.

Jean-Simon Brutus. – (assis sur la motte de terre, il chante ; ton désespéré)
Brav Gede 
M pa vin isi pou m ret a moun o
Brav Gede
M pa vin isi pou m ret a moun o
Fouye tou a se mwen
Antere a se mwen
M pa vin isi pou m ret a moun o

Dame Brigitte. – (lorgnant par les grilles du portail du cimetière ; Jean-Simon Brutus ne s’arrête pas de chanter)
Je
Je veux
Je le veux

Tout de suite
En moi
Sur moi
Tout à moi
Je veux qu’il me prenne

Tout de suite
Ici
Ici même
Sans manières
Sans mot dire
Sans douceur
Debout
Un pied sur la terre
Un pied sur la croix
Je veux qu’il me coupe
Sauvagement
Brutalement
Comme une bête
Je veux qu’il me taille
Je veux qu’il me plume
Je veux qu’il me cogne
Je veux qu’il me fasse hurler
Maman !
Papa !
À moi !
C’est bon !
C’est chaud !
Continue !
T’arrête pas !
Enfourche-moi !
Salis-moi !
Nettoie-moi !
Je veux qu’il me presse
Qu’il fasse sortir mon jus
Je veux qu’il le trouve
Où il se trouve
Mon jus de femme
Mon pus de femme
Je veux qu’il la retourne
Ma peau de femme
Qu’il m’enfourche
Qu’il me laboure
Qu’il me creuse
Qu’il me tue

Tout de suite
Ici même
Et lui ?
Ah, lui !
Je veux qu’il me voie
Je veux qu’il nous voie
Je veux qu’il gémisse
Je veux qu’il pleure
Je veux qu’il ramollisse
Impuissant
Jaloux
Honteux
Ivre de remords
Pour ce qu’il m’a fait
À moi
Ah moi !
Je veux qu’il se noie
Dans mes eaux répandues
Dans mes eaux de femme
Mes eaux de jouissance
Ô ciel !
Je veux une montée d’amour aussi puissante qu’une montée de lait.

[…]

L’autEUR

Bolivar

Bolivar est un poète, dramaturge et écrivain haïtien qui vit aujourd’hui à la Martinique. Il est l’auteur de plusieurs textes de théâtre dont Sélune pour tous les noms de la terre, Mon ami Pierrot, éditions Passage(s) (Caen), La Flambeau, éditions Deschamps (Haïti). 


Entretien avec Bolivar, par Stéphanie Bérard

L’action de votre pièce Les Revenants de l’impossible amour a lieu dans un cimetière la nuit. On pense à Hamlet mais aussi aux rituels religieux. De nombreuses références au vaudou haïtien parsèment la pièce : croix, lunettes, chapeau, piments, alcool, chants et rythmes Guédés. L’univers shakespearien croise ainsi l’univers du vaudou haïtien. Quels liens établissez-vous entre théâtre et vaudou, entre l’espace sacré de la scène et celui du rituel ?
Je dirais que tout est théâtre. Dès lors qu’une action est spatialisée, à partir du moment où une chose est représentée, au sens où elle se donne une seconde présence, il est question de théâtre. Bien avant les rituels religieux, il y a les rituels du quotidien qui nous permettent de nous montrer dans le monde comme on se montre au théâtre. C’est sans doute le propre de la conscience humaine, en tant qu’elle multiplie la réalité, de faire du réel un objet de représentation. Je ne me contente pas de me réveiller le matin quand sonne mon alarme, j’assiste à mon réveil que j’ai programmé ou que j’ai oublié de programmer la veille. De quelque manière que cela se passe, si l’on prend le temps de le regarder, le réveil est l’un des premiers actes dans le théâtre que nous jouons quotidiennement. Tout cela pour dire que cela va au-delà du vaudou, qui, en tant que réalité humaine, n’échappe pas à la théâtralisation.

Il est difficile de savoir si vos personnages sont des hommes/femmes ou des dieux, s’ils sont vivants ou morts (comme le laisse entendre le titre). Ils ont tous les attributs des Guédés du panthéon vaudou haïtien, Baron Samedi et Dame Brigitte, mais restent en même temps très humains et animés des mêmes travers (trahison, vengeance) et des mêmes sentiments (amour, haine). Dès lors, la frontière entre le divin et l’humain devient poreuse. Peut-on voir dans ces dieux les représentants des êtres humains ou inversement ?
Je crois que l’un des paris que j’ai essayé de tenir dans cette pièce a été de proposer discrètement, modestement une réflexion sur le théâtre, autrement dit sur l’existence humaine, ou inversement. En fait, rien n’est irrévocablement vrai dans la pièce. Tout est possiblement vrai et possiblement faux. Une seule chose est constante du début à la fin, et je me suis donné l’occasion de le souligner : c’est « l’ici et le maintenant ». Ce qui est réellement à nous dans la pièce, comme dans la vie, c’est ce qui se passe quand cela se passe. C’est la chose nue qui est à nous. De quoi l’événement est-il vraiment le nom ? Qu’est-ce qui se passe quand une chose se passe ? Je crois que si nous avions les réponses à ces questions, nous serions plus que des humains, ou du moins, rien ne se passerait. En Martinique, il y a une expression qui est naturellement venue à l’esprit de certaines personnes par rapport à la pièce : ou wè i, ou pa wè i (traduction littérale du créole au français : “Vous le voyez, vous ne le voyez pas.”). C’est cette sensation étrange qui naît quand nous sommes amenés à voir l’invisible. Ou wè i, ou pa wè i. Jean-Simon Brutus et Dame Brigitte sont-ils des dieux, des hommes, des revenants, des acteurs… Pour ne pas trop déstabiliser le public, j’ai tissé une histoire qui fasse sens, mais, nul.le n’est dupe, à regarder de près, cette histoire est loin d’être le tout de la pièce. Place donc à l’interprétation ! C’est comme ça.

Dame Brigitte apparaît comme une femme dominatrice qui exige qu’on se soumette à son désir qu’elle exprime d’ailleurs très clairement et par les mots et par le corps. Une grande sensualité et force de séduction l’habitent. Le jeu entre elle et Jean-Simon Brutus instaure un rapport de pouvoir, voire de domination, qui va progressivement s’inverser puisque cette maîtresse-femme n’en est pas moins une femme trompée, trahie et blessée. Que nous dit cette pièce des relations entre les femmes et les hommes ? Et que nous dit-elle aussi de la place de la femme dans la société caribéenne aujourd’hui ?
J’attends de connaître les réactions des uns et des autres pour savoir ce qu’il en est véritablement, mais je crois que l’une des portes d’entrée de la pièce est la question des genres. Quand Dame Brigitte se demande : « Pourquoi ne pouvons-nous mettre nos sexes à égalité ? », je prétends l’amener à interroger l’inégalité structurelle des relations hommes-femmes dans ce qu’elle a de plus infamant, de plus indigne pour l’intelligence. Quand on lit les énormités que les plus grands esprits à travers les temps ont écrites sur les femmes, il est permis de douter de l’intelligence humaine. Notre drame, c’est que le même esprit qui a fait de nos différences des inégalités a érigé un monde à la mesure de ses préjugés, ou de ses peurs, et ce monde-là, on n’est pas encore parvenu à s’en défaire.

Sur la place de la femme dans la Caraïbe, diriez-vous que Dame Brigitte représente la femme qui a perdu même quand elle croit avoir gagné ?
Hélas, nous ne sommes pas meilleurs que les autres, nous, Caribéens, Caribéennes, le racisme, le sexisme se sont frayé de beaux passages dans nos cerveaux. Comme une grande partie de l’humanité, nous n’avons pas encore renoncé aux inégalités.

[…]

Cycle, Reginald Senatus, alias Redji
Cycle, Reginald Senatus, alias Redji

Découvrez l’intégralité du cahier
Bolivar

Extraits de Les Revenants de l’impossible amour, de Bolivar
Petit guide de lecture, par Jowel Erns David Jean Pierre
Entretien avec Bolivar, par Stéphanie Bérard
Le couple : une communauté impossible, par Sabine Lamour
Cycle, gravures de Reginald Senatus, alias Redji