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La Viande nous expose une tranche de vie : celle d’une jeune mère nouvellement expatriée pour rejoindre son mari et contrainte de partager la maison de sa belle-mère. Anaïs de Clercq écrit des dialogues tout en finesse pour nous dépeindre les rapports de force qui se jouent dans cette situation familiale.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec un large extrait de son ouverture, un entretien avec l’autrice, un écho au titre de la pièce écrit par la sociologue et autrice Christine Détrez
et des photographies de Lynn S.K.

Alexis. – Babette j’ai plus de pantalon propre.
Babette. – T’as plus de pantalon propre ?
Alexis. – Mais non, c’est pour ça que je t’avais dit d’aller le chercher aujourd’hui.
Parfois, je me demande ce que tu fais de tes journées.
T’as une vie de rêve, tu restes à la maison, t’as pas besoin d’aller travailler.
Babette. – J’ai pas une vie de rêve.

La Viande, Anaïs de Clercq

La Pièce

Personnages.
Nassima, la mère
Alexis, le fils
Babette, la femme d’Alexis
Sidonie, la fille
Fritz, le petit dernier
ainsi que les voix de Laura et Muriel Dubois.

Les entrées et les sorties des personnages ne sont pas toujours indiquées.
Le bébé n’a pas besoin d’être / ne doit pas être matérialisé sur le plateau.


Extrait de la pièce

Un intérieur bourgeois.

Nassima. – Le bébé a faim.
Babette. – Il vient de manger.
Nassima. – Pourquoi il crie alors ?
Babette. – Le pédiatre dit que la plupart des bébés crient le soir. C’est soit des coliques, soit la peur de la nuit qui tombe…
Nassima. – Tu sais pas ce qu’a ton bébé ?
Babette. – Non, mais il va bien.
Nassima. – J’ai eu quatre enfants et aucun pleurait le soir.
Babette. – C’est très courant pourtant.
Nassima. – À mon avis il a faim.
Babette. – Il vient de manger.
Nassima. – Oui, mais t’as pas assez de lait.
Babette. – J’ai assez de lait.
Nassima. – Pourquoi le bébé a faim alors ?
Babette. – Le bébé a pas faim.
Nassima. – T’es toute fluette, c’est normal qu’il ait pas assez de lait.
Babette. – Le pédiatre dit que l’allaitement est parfait.
Nassima. – Ppfff « Le pédiatre dit »…
Babette. – Même les maigrichonnes peuvent allaiter leurs enfants, mêmes des jumeaux. Il y a pas besoin d’être énorme pour avoir du lait.
Nassima. – Mais regarde, il est tout petit parce que tu refuses de lui donner du lait infantile.
Babette. – Je suis allée voir plusieurs médecins, la taille c’est génétique.
Nassima. – Mais toi et Alexis vous êtes grands, si c’était génétique il devrait être grand aussi.
Babette. – Sauf s’il a vos gènes, vous n’êtes pas immense vous.
Nassima. – Bon. Tu fais comme tu veux mais moi je lui donnerais un biberon.

Une porte claque.

Voix de Fritz. – C’est moi !
Nassima. – Fritz, tes chaussures !

Une deuxième porte claque.

Nassima. – La télécommande est cassée…
Babette. – Elle est pas cassée, il y a plus de piles.
Nassima. – Moi aussi, je suis toute cassée. Tu peux m’aider à me relever ?
Babette. – Vous voulez aller où ?
Nassima. – Dans la cuisine. Je vais faire un gratin de pommes de terre. Alexis va être content, il aime beaucoup les gratins de pommes de terre.
Babette. – Il est pas difficile, Alexis.
Nassima. – Non, t’as de la chance.
Babette. – Mais je vais le faire le gratin.
Nassima. – Non, je vais le faire. Toi, tu vas pas le faire comme j’ai l’habitude.
Babette. – Mais vous pouvez à peine vous lever.
Nassima. – Je vais le faire ici alors. Tu peux m’apporter les pommes de terre, s’il te plaît ?

Babette s’installe à côté de Nassima. Les deux épluchent des pommes de terre.

Babette. – Vous enlevez vos bijoux pour éplucher les pommes de terre ?
Nassima. – Juste les bracelets. Pas toi ? Remarque t’as pas grand-chose.
Babette. – Je suis pas très bijoux. Mais je la trouve très jolie votre bague.
Nassima. – Merci. Le père des enfants me l’a donnée pour la naissance de Fritz.
Babette. – Vous avez eu un bijou pour chaque enfant ?
Nassima. – Oui. J’ai eu une émeraude pour Sidonie, mais elle l’a perdue dans les Ardennes.
Babette. – Ah, c’est dommage.
Nassima. – J’ai eu un très beau diamant pour Alexis et un rubis pour Laura. Je les ai donnés à Laura, elle les a vendus et elle a dilapidé l’argent.
Babette. – Aïe.
Nassima. – Du coup, je garde celle de Fritz. C’est la seule qu’il me reste.
Babette. – Il vous a gâtée le père des enfants.
Nassima. – Je dirai à Alexis de t’acheter quelque chose.
Babette. – Ah non, je disais pas ça pour ça.
Nassima. – Oui, mais quand même. T’es sa femme. Il faut que tu présentes bien.
Babette. – Je préfère qu’Alexis garde ses sous pour payer les travaux. (Un silence.) J’avais une très bonne amie à Paris qui avait reçu plein de bijoux de sa grand-mère. Elle a eu des problèmes financiers. Elle a dû tout vendre. C’est triste.
Nassima. – Moi aussi, j’ai vendu des bijoux après le divorce avec le père des enfants. C’est à ça que ça sert, les bijoux. Imagine si j’avais pas eu de bijoux.
Babette. – Hum.
Nassima. – Et qu’est-ce qu’elle est devenue, ton amie ?
Babette. – Je sais pas. Je l’ai perdue de vue. J’ai perdu pas mal d’amis en quittant Paris.
Nassima. – Tu vas te faire des amies ici. Tu verras quand le bébé va grandir. Moi aussi, quand je suis arrivée en Belgique, je connaissais personne. Avec les enfants, on rencontre d’autres mamans.
Babette. – J’ai rencontré une maman au parc la semaine dernière.
Nassima. – Ah tu vois !
Babette. – Mais alors quoi ? Ça va être ça mes amis ? Des mamans du parc ?
Nassima. – Je me suis fait de très bonnes amies à la sortie de l’école. Il y avait Dominique, Chantal, Béatrice… la pauvre Béatrice.
Babette. – Pourquoi la pauvre Béatrice ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Nassima. – Son mari a été muté au Luxembourg, mais elle a pas voulu le suivre là-bas. Elle voulait pas changer les enfants d’école. Pourtant il lui a proposé, et moi je lui ai dit qu’elle devait pas laisser son mari partir tout seul, mais elle m’a pas écoutée, elle voulait rester à Bruxelles. Alors il est parti. Au début il revenait tous les week-ends, après il revenait un week-end sur deux, après il est plus revenu et il a demandé le divorce.
Babette. – Il avait trouvé une autre femme là-bas ?
Nassima. – Il avait trouvé une autre femme là-bas.
Babette. – Ils ont divorcé ?
Nassima. – Ils ont divorcé. Ça a été terrible pour les enfants. L’aîné a même pris de la drogue. Je lui avais dis, moi, à Béatrice.
Babette. – Pauvre Béatrice.
Nassima. – C’est pour ça Babette qu’il faut pas laisser partir son mari.

[…]

L’autrice

Anaïs de Clercq

Anaïs de Clercq est née en 1982 et a grandi à Paris. Elle a étudié la géographie à la Sorbonne et l’arabe aux Langues O avant de s’installer un an au Caire pour apprendre le dialecte égyptien. À son retour, elle a multiplié les stages et les petits boulots. Elle a travaillé dans l’édition, la production audiovisuelle et le social. Elle réside désormais à Bruxelles. Elle écrit du théâtre depuis une dizaine d’années. La Viande est sa quatrième pièce.


Entretien avec Anaïs de Clercq, par Fanette Arnaud & Romain Nicolas

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au sujet dont traite La Viande ?
La Viande, c’est l’histoire d’une Française qui s’installe à Bruxelles pour rejoindre son mari, qui n’y connaît personne, et qui passe ses journées coincée entre son poupon et sa belle-mère atteinte d’une maladie neurodégénérative. C’est la seule de mes pièces qui soit en grande partie autobiographique. J’avais envie de raconter plusieurs choses, l’histoire d’une femme qui a fait certains choix comme d’épouser un homme et d’avoir un enfant, et qui se retrouve ensuite coincée, avec tout ce qui en découle et dont elle avait mal estimé le potentiel dramatique, comme de s’installer dans le pays de son mari et de passer plus de temps avec sa belle-famille qu’avec la sienne. À cela s’ajoute la grande entreprise d’aliénation qu’est la maternité. Je me suis rendu compte en devenant mère que je ne pouvais plus faire grand-chose. De nombreux espaces ne sont plus accessibles. Déjà matériellement, à Bruxelles par exemple, il y a des vieux trams qui ont des portes très étroites que je ne pouvais plus emprunter avec ma poussette, il faut aussi connaître toutes les stations de métro qui ont des escalators, sinon se rabattre sur le bus, et finalement on fait le moins de trajets possible car tout devient pénible. Annie Ernaux décrit très bien dans La Femme gelée ces heures interminables à avancer centimètre après centimètre dans une rue bondée avec une poussette. Et il y a plein d’espaces qui deviennent difficiles d’accès socialement, des espaces où les gens font la gueule quand ils voient arriver un bébé, comme le train, le musée, ou le restaurant. Quand je voyageais avec mes enfants bébés, je passais des heures à les bercer pour éviter qu’ils fassent le moindre bruit et dérangent les autres voyageurs. Est-ce que c’est normal ? Est-ce que ce serait de la science-fiction d’imaginer une société où on se dise : « Cette femme qui a un bébé ne dort peut-être plus la nuit, peut-être que son bébé se réveille quatre ou cinq fois, peut-être qu’on peut créer un espace accueillant pour eux même si le bébé crie un peu. » La Viande parle de toutes ces petites choses. Par ailleurs, quand on a un jeune enfant, on est sous le feu continu des conseils, des jugements et des critiques. C’est vraiment un moment de sa vie où on peut se laisser envahir par les autres. La pièce raconte cette sensation d’envahissement. C’est ici accentué par le fait que la belle-mère est malade et que les deux femmes se retrouvent en huis clos toute la journée. Peu à peu Babette perd pied. Elle se met à changer et elle n’aime pas la personne qu’elle devient, elle se sent devenir horrible. C’est un sujet souvent traité dans le domaine amoureux, les divorcés qui se déchirent et deviennent de vraies teignes l’un pour l’autre, moins entre d’autres membres de la famille. Or chaque rencontre nous transforme potentiellement. Qu’est-ce qui se passe quand on est coincé avec quelqu’un qu’on ne supporte pas ? On m’avait raconté que Thérèse de Lisieux était horripilée par une des sœurs de son couvent qui faisait toujours un bruit très agaçant en avalant sa soupe, Thérèse s’était alors mise à rechercher constamment sa compagnie, et s’asseyait toujours à ses côtés au réfectoire afin d’apprendre à l’aimer. Mon personnage n’y arrive pas. Mon personnage se sent vidée, en milieu hostile, et craque.

Pourquoi avoir choisi ce titre surprenant, La Viande ?
À un moment Babette dit à sa belle-mère « On n’est pas obligé de servir de la viande à tous les repas » et la belle-mère répond « La viande, c’est ce qui nous réunit » Alors Babette décide que si la viande peut les unir, la viande peut également les désunir. Arrêter de manger de la viande, c’est sa façon à elle de sortir symboliquement de cette famille.
Pourquoi consommer de la viande unirait ? Est-ce parce qu’il s’agit de consommer ensemble la victime d’un meurtre ? La belle-mère ne l’explique jamais. J’avais fait lire cette pièce à une amie vegan qui avait été déçue que ce ne soit pas pour des raisons éthiques que Babette arrête de manger de la viande.
Le champ des possibles de Babette est extrêmement réduit, elle a très peu de marge pour exercer un peu de contrôle dans sa vie, et même ce peu d’éléments sont contestés. Ce qu’elle comprend, c’est que ce qu’elle choisit de manger, et surtout de ne pas manger, lui donne du pouvoir sur l’autre, dans le sens où cela va créer des émotions chez l’autre, faire perdre du temps à l’autre, l’obliger à cuisiner autre chose. On aurait pu imaginer d’autres leviers, il y a mille façons d’avoir du pouvoir sur les autres, mais ici, dans cet univers très limité, c’est celui dont s’empare Babette, celui qui va augmenter l’angoisse de sa belle-mère, elle qui aime tout contrôler. Et la viande prend une importance folle, cela devient un enjeu vital pour Babette qui ne veut pas céder alors que sa belle-mère ne cesse de lui reprocher ce choix. En arrêtant de manger de la viande, Babette résiste. Elle ne devient pas un morceau de viande inerte dans cette famille, elle demeure vivante.

[…]


Écoutez Anaïs de Clercq

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon les 15 et 16 juillet 2022

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2022

JeTuElles, Lynn S.K.
JeTuElles, Lynn S.K.
JeTuElles, Lynn S.K.
JeTuElles, Lynn S.K.

Découvrez l’intégralité du cahier
Anaïs de clercq

Extraits de La Viande, d’Anaïs de Clercq
Entretien avec Anaïs de Clercq, par Fanette Arnaud & Romain Nicolas
Le (non) festin de Babette, par Christine Détrez
Photographies de Lynn S.K.