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Une histoire inachevée, pièce pour trente personnages, chœur et fanfare, conte l’histoire d’un décès, celui d’une vieille femme, et des incidences qu’il a sur les proches voisins de la victime. Au travers de ces différentes petites histoires, Artur Pałyga dresse avec subtilité un tableau des transitions générationnelles à l’œuvre dans la société polonaise.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2021, avec un large extrait du texte, un entretien avec l’auteur, un article des traductrices du texte Sarah Cillaire & Monika Próchniewicz, un regard de l’auteur Samuel Gallet sur le travail d’Artur Pałyga et des peintures de Natasha Krenbol.

Anna. – J’ai rêvé de quelque chose de stupide.
Paweł. – Tu rêves toujours de quelque chose de stupide.
Anna. – Et toi ?
Paweł. – Je tourne le dos à la fenêtre.
La fenêtre tue le rêve
Si je ne regarde pas la fenêtre, je vais retourner dans le rêve.

Une Histoire inachevée, Artur Pałyga

La Pièce

Présentation

Pièce pour trente personnages, chœur et fanfare
La vieille Wiktoria Dworniczkowa meurt dans son appartement au cœur d’une petite ville de Pologne. La première personne à s’en douter est sa voisine Aniela Dąbkowa : son amie n’est pas venue à la première messe du jour. Ce deuil et ses incidences, Artur Pałyga les esquisse en une succession de tableaux, à travers différents points de vue dans le voisinage de la victime.

Aniela Dąbkowa
Wiktoria Dworniczkowa
Magda
Adam
Andrzej
La Femme d’Andrzej
Anna
Paweł
Jakub
Tomasz
Janek
Judyta
Mateusz / Magdalena
Maria / Rut
Józef / Józef Krupa
Marta
Le Prêtre / Père Piotr / Piotr
La Radio
Le Calendrier
Un Morceau de journal jauni glissé sous le pied bancal d’un buffet entrouvert
La Tapisserie murale, brodée
Le policier qui a l’air d’une jeune fille
Le policier qui a l’air d’un bull-terrier
Un présentateur de radio connu
Une voix de radio inconnue
Dieu
Gilgamesh
Un camarade de classe
Chœur
Chef de chœur


Extraits de la pièce

Ouverture

Chœur. – La chienne de Dąbkowa, nommée Aza,
frotte son ventre contre les bords lisses
de l’escalier en pierre. Juste un froufrou
silencieux et le vent s’infiltre dans la cage.
Les jambes de la petite Dąbkowa sont énormes
Ses chevilles gonflées. La tête enveloppée
d’un foulard fleuri. Elle marche doucement,
Car chaque pas lui fait terriblement mal.

Le pied droit cherche appui,
et quand il le trouve, le gauche se pose aussi
comme Uranus face au Cyclope.
Son manteau au col relevé (le vent est glacial)
Date d’une époque antédiluvienne.
L’immeuble dort. Quelque part chante
Violetta Villas. Dąbkowa s’arrête
un moment, écoute et frappe doucement.

Ici habite son amie – Dworniczkowa.
Prions ! – Une radio est allumée dans la salle de bains
Et une autre dans la cuisine. Des deux on entend :
« Prosternons-nous devant Lui, remercions-Le pour cette nuit ! »
Elles sont restées allumées toute la nuit, faut-il en conclure.
Dąbkowa frappe et n’attend plus.
La rue est vide. Partout du silence.
Et du brouillard. Dieu seul sait la suite.


Chef de Chœur. – Aniela Dąbkowa se lève la première de tout l’immeuble. Après elle, Aza quitte sa couverture chaude en traînant. Dans la cuisine on entend Radio Sainte Vierge que Dąbkowa essaie de ne jamais éteindre.
Chœur. – Il est bon d’écouter une voix amie à la maison.
Chef de Chœur. – Wiktoria Dworniczkowa, qui habite au-dessous d’Aniela Dąbkowa, n’éteint pas non plus Radio Sainte Vierge. Un poste est allumé dans la cuisine, et une autre petite radio à piles – dans la salle de bains.
Chœur. – Il est bon d’écouter une voix amie à la maison.
Chef de Chœur. – Quand Aniela Dąbkowa descend l’escalier avec son chien, elle s’arrête au premier étage et frappe à la porte de Dworniczkowa pour la réveiller.
Chœur. – Toc, toc, toc. Toc, toc.
Chef de Chœur. – Quand elle revient…
Chœur. – La rue est vide et silencieuse, et l’air est frais.
Chef de Chœur. – … elle s’arrête de nouveau et frappe une fois encore.
Chœur. – Toc, toc, toc. Toc, toc.
Chef de Chœur. – Lentement, elle arrive à son deuxième étage, détache la laisse d’Aza qui s’installe de nouveau dans son panier chaud. Dąbkowa ajuste le foulard sur sa tête et s’en va à l’église.
Chœur. – La rue est vide et silencieuse, et l’air est frais.
Chef de Chœur. – Parfois elle rencontre Dworniczkowa dans l’escalier. Du coup, elles y vont ensemble. Elles passent ensemble, lentement, devant la boulangerie qui sent le pain frais, traversent la rue jusqu’à l’église de la Divine Providence.
Chœur. – La rue est vide et silencieuse, et l’air est frais.
Chef de Chœur. – C’est plus sympathique de traverser ensemble la rue où, à cette heure-ci, circulent les camions de livraison pour grossistes et magasins.
Chœur. – Broum, broum. Tram, tram. Padap, padap. Zig, zig.
Chef de Chœur. – Mais souvent Dworniczkowa n’est pas dans l’escalier. Dworniczkowa, qui n’a pas le problème de jambes de Dąbkowa, parfois la rattrape juste avant le passage clouté ou à la porte de l’église.
Chœur. – Ihaha !
Chef de Chœur. – Dans le vestibule de l’église il y a une vitrine devant laquelle Dworniczkowa s’arrête pour vérifier dans le reflet à peine visible si son béret n’est pas mis de travers.
Chœur. – Chrump, chrump.
Chef de Chœur. – À cette heure-ci, à l’église, il y a de vieilles femmes et quelques hommes en veste grisâtre. Ils se rassemblent lentement, dans la pénombre. De partout.
Chœur. – Tap tap tap. Platch platch.
Chef de Chœur. – Ils sortent des portes d’immeubles.
Chœur. – Scrounch, scrounch.
Chef de Chœur. – Ils descendent les étages de leur HLM dans des ascenseurs grinçants.
Chœur. – Grrrouch, trrrouch.
Chef de Chœur. – Ils marchent doucement, en silence, dans le chant des oiseaux.
Chœur. – Cui-cui, flap-flap !
Chef de Chœur. – Ils prient pour leurs proches, les morts, le monde, les blessures du Christ, notre Très Sainte Mère, la Sainte Église Universelle, la communion des saints, la vie éternelle…
Chœur. – Dieu, Le Père Tout-Puissant, Créateur du ciel, Dieu, Créateur de la lumière, Dieu, Créateur de la Terre.
Chef de Chœur. – Et que Dieu Notre Seigneur accepte leurs supplications.
Chœur. – Notre-Dame ! Mère de Dieu !
Chef de Chœur. – Ils confessent croire en l’existence des choses.
Chœur. – Ils confessent l’existence des choses.
Chef de Chœur. – Visibles et invisibles. Et alors…
Chœur. – Et alors !
Chef de Chœur. – Par les fenêtres des immeubles et des HLM…
Chœur. Lux fetur !
Chef de Chœur. – … s’allument des lumières, des radios, des bouilloires, des machines à café, des rasoirs, les voitures démarrent des parkings, les autobus municipaux s’approchent des arrêts.
Chœur. – Kroum, troum, broum, droum, froum, sroum, khroum, brzdoum.
Chef de Chœur. – Béni soit celui qui accepte avec grâce les demandes des nécessiteux et accorde des biens à ceux qui ont soif !
Chœur. – Amen.

[…]

L’auteur

Artur Pałyga

Né en 1971, Artur Pałyga, dramaturge, vit à Bielsko-Biała, dans le sud de la Pologne. Il a travaillé comme journaliste, enseignant, instructeur dans des centres communautaires et des ateliers de thérapie pour handicapés, ainsi que comme nettoyeur de wagons de chemin de fer et assistant de fixateur d’acier. Il est l’auteur de plus de cinquante pièces, toutes jouées dans des théâtres en Pologne et ailleurs et traduites en plusieurs langues. Lauréat de nombreux prix, il est aujourd’hui dramaturge au Théâtre de Silésie à Katowice. Il a une famille. Il avait un chien.


Entretien avec Artur Pałyga , par Sylvie Jobert & Laura Tirandaz

Dans un entretien au sujet d’Une histoire inachevée, vous évoquez comme origine de ce texte un immeuble dans lequel vous aviez habité. Pouvez-vous revenir sur la genèse de la pièce et sur l’histoire de ce lieu ?
Quelques années après notre mariage, nous nous sommes installés avec ma femme au premier étage d’un vieil immeuble centenaire. L’appartement s’était libéré à la mort d’une vieille femme qui y vivait seule. À côté de chez nous vivait une autre vieille femme. En face se trouvaient un homme et une femme âgés. Nous avons vécu là quelques années. Nos voisins âgés sont morts et, à leur place, des jeunes se sont installés. J’ai alors pensé que dans cet immeuble se mettait en place une transition entre deux mondes très différents. Les vieilles femmes commençaient leur journée par une messe, écoutaient une chaîne de radio religieuse ; dans leur appartement les murs étaient peints selon des motifs géométriques et de grandes images pieuses y étaient accrochées. Elles étaient seules. Elles étaient veuves. J’avais l’impression qu’elles représentaient un monde qui avait perduré durant des siècles. Les jeunes ne s’y intéressaient pas. Ils ont décroché les images, jeté les vieux meubles, repeint les murs. Cela allait de soi et c’était sans doute cyclique, comme en témoignaient les couches de peinture successives. Mais il m’a semblé qu’alors, le changement était beaucoup plus profond.
À deux pas de cet immeuble, il y avait un McDo avec un clown en plastique, hilare, assis sur un banc et qui semblait faire coucou au Christ posté de l’autre côté de la rue. Derrière une grille, dans l’alvéole du mur extérieur de l’église baroque de la Providence, c’était un Christ priant dans le Jardin des Oliviers. Devant la grille, des femmes âgées se mettaient parfois à genoux et priaient elles aussi. En face, des jeunes mangeaient des burgers achetés chez le clown en plastique.
Tout près se trouvait aussi un foyer pour les sans-abri devant lequel, chaque après-midi, des gens avec des sacs plastique formaient une file d’attente. Ces gens traînaient parfois entre les rayonnages de la station-service voisine, observés avec vigilance par le personnel.
À côté du foyer, il y avait un refuge pour les animaux, et pas mal de gens, qui avaient honte d’entrer, laissaient en douce dans la rue adjacente leur chien qui avait fini par les encombrer.
Parfois on rencontrait un cortège funèbre. À cette époque, les cortèges avaient encore le droit de prendre la rue principale de l’église de la Providence jusqu’au cimetière voisin, et les voitures les dépassaient lentement. Si on apercevait une vieille femme dans une voiture, elle était en train de faire le signe de croix. En tête de cortège, il y avait un prêtre en surplis blanc à volants, un garçon qui portait une croix et un homme avec un mégaphone qui entonnait des chants, repris ensuite par le cortège qui suivait le cercueil. J’étais très touché par la façon maladroite dont chacun s’appropriait ce chant dans une tonalité différente et je pensais alors que si une harmonie des sphères devait exister, ce serait celle-là.
Quand on enterrait des vieilles femmes, il n’y avait pas de cortège. Juste un prêtre, un cercueil dans la voiture noire des pompes funèbres et à peine quelques personnes, souvent d’autres vieilles femmes. Et si la vieille femme mourait de façon totalement solitaire, seule la voiture avec le cercueil passait sans bruit. De l’autre côté du cimetière, il y avait une maison de retraite ; souvent, il n’y avait donc même pas besoin de voiture. Dans le voisinage, il y avait aussi une école pour jardiniers-paysagistes avec un très grand jardin cultivé par les élèves. La fille qui a servi de modèle pour le personnage de Marta fréquentait cette école ; plus tard, elle a trouvé un emploi chez le clown du McDo, ce dont elle avait très honte.
Je parcourais ces rues plusieurs fois par jour en promenant mon chien. Cela faisait des mois que j’étais au chômage. On me voyait comme un gars étrange qui flâne avec son chien en lisant des livres. J’ai essayé de rassembler tout ça en quelque chose de cohérent, de comprendre cette réalité. J’ai pensé à ma grand-mère qui était morte quelques années auparavant. Et je me suis dit que je ne connaissais aucun livre dont ma grand-mère, telle que je l’avais connue vieille femme, aurait pu être l’héroïne. De même, ces vieilles femmes avaient disparu sous mes yeux avec tout leur monde. Et que cela voulait-il dire concrètement ? Qu’est-ce qui avait disparu ? Qu’est-ce qui avait cessé d’être ? Que restait-il de tout ça ?

[…]

peinture de Natasha Krenbol
peinture de Natasha Krenbol

Découvrez l’intégralité du cahier
Artur Pałyga

Extraits de Une histoire inachevée, d’Artur Pałyga (traduit du polonais par Sarah Cillaire & Monika Próchniewicz)
Entretien avec Artur Pałyga, par Sylvie Jobert & Laura Tirandaz
Des êtres en transition, par Sarah Cillaire & Monika Próchniewicz
Cendres, par Samuel Gallet
Peintures de Natasha Krenbol


Une histoire inachevée a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez – centre international de la traduction théâtrale (2019).