Martín, jeune homme latino et papa de deux petites filles, est embauché dans le nouveau centre de détention pour mineurs de sa ville, sans qu’il ne sache vraiment ce qui l’attend. Alors qu’il surveille ces enfants qui pourraient être les siens, il les observe dépérir les uns après les autres…
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’auteur avec Marie Cléren & Thomas Horeau, un entretien de la traductrice, Dominiquer Hollier, avec Fred Hocké, Thomas Horeau & Claire Rouet, un article de Claire Rodier sur la conditions des enfants mineurs étrangers en France
et les dessins-peints de Pierre Abernot.
La Pièce
Personnage
Martín Ramos. – Jeune homme latino, petite trentaine
Extrait de la pièce
Martín. – Luisa
Luisa et moi on s’engueule pour cette histoire de boulot
Elle dit que je devrais m’en tenir au bâtiment
Elle dit qu’on s’en sort pas mal
Mais j’ai pas eu de paye depuis des mois
Elle le sait
Elle sait pour les factures
Les impayés
Nos filles portent les mêmes robes depuis
Et ce truc me tombe du ciel
Des boulots y en a pas beaucoup à Brownsville OK ?
Mes plans dans le bâtiment s’épuisent et je n’ai pas les contacts pour bosser au port
Alors quoi ?
Je vais mettre les courses dans des sacs à l’hyper ?
Faire le ménage à l’université Rio Grande ?
C’est ça qui va nourrir ma famille ?
Là c’est l’État
C’est l’État qui embauche
Ça me tombe du ciel
Le centre commercial devient centre d’hébergement du jour au lendemain et ils cherchent des gens
Cherchent des « travailleurs bilingues pour des missions de service aux immigrants clandestins »
Je suis bilingue
Je suis serviable
« Aucune expérience requise »
Je lui dis écoute
Luisa
Je sais
Je sais que c’est un peu
Mais je pourrais vraiment me faire de la thune
On a besoin de ça mi amor
On en a besoin
Elle hoche la tête
Ça ne lui plaît pas quand même
Et je comprends
Moi non plus ça m’emballe pas
Mais quelqu’un va être engagé
Quelqu’un va être payé
Autant que ce soit moi
Waouh
Le centre commercial
Ils ont vraiment
J’ai du mal à croire que c’est ici que j’achetais les chaussures des filles
Les conserves étaient là-bas
Les couches dans ce coin-là je crois
Le MacDo
Quelqu’un derrière moi dit c’est grand hein ?
24 000 mètres carrés
Je me retourne le mec dit tu viens pour l’annonce ?
C’est marrant
Ces mecs
Ces fonctionnaires
On dirait qu’ils ne peuvent pas s’en empêcher
C’est comme une seconde nature
Leur façon de poser des questions
De vous regarder
Ça fait des picotements dans la nuque
Comme s’ils descendaient du Ku Klux Klan des Texas Rangers
La longue lignée de gringos hijos de putas
Comme si je venais de tomber dans leur piège
Leur dernière trouvaille pour piéger les clandestins
On leur parle d’un boulot et hop on les menotte et on les embarque
Je le sens qui me regarde comme ça et les picotements commencent
Même si je n’ai aucune raison de m’inquiéter
Nada
Soy legal
Né ici
Alors j’essaye de chasser cette sensation
J’étale mon espagnol
Mon anglais
Il sourit et la sensation s’estompe
Il me demande si je suis bon avec les enfants
Drôle de question mais je dis oui
Lui parle de Sofia et Isabel
Lui montre des photos sur mon téléphone
Il dit qu’elles sont mignonnes
Il dit donc des filles donc t’es à l’aise avec les filles
Je dis oui
Je dis c’est l’État qui embauche c’est bien ça ?
Ah non il dit
Pas exactement
Je vois ce qui a pu te donner cette impression
Nous on est la Southwestern Solutions
L’État fait appel à nous
Sous-traite
Ah d’accord
Ouais désolé si c’est pas ce que tu
Non je dis c’est bon
Il dit donc pas de chômage pas de retraite c’est vraiment du temporaire
Comme les clandestins je dis
Quoi
Je dis comme les clandestins temporaire
D’accord il dit t’es un marrant toi temporaire ouais
Il dit travail de nuit ça te va ?
On a besoin de gens pour la nuit
Ah je dis je ne sais pas
Je pense à Luisa
Son service du soir au Pizza Hut
Il dit la nuit ça paye mieux
Ah je dis alors ouais c’est d’accord
Il tamponne mon formulaire
Et voilà
Je suis embauché
[…]
L’auteur
George Brant
George Brant est un auteur américain membre de la Dramatists’ Guild et auteur en résidence au Playwright’s Center. On lui doit notamment, traduites en français : Grounded (Clouée au sol) ; Elephant’s Graveyard (Le Cimetière de l’éléphante) ; Night of the Mime (La Nuit du mime). Ses pièces sont jouées aux États-Unis et à l’étranger. Il a reçu de nombreuses récompenses, de nombreuses aides à l’écriture, ainsi que des commandes du Metropolitan Opera, de la Trinity Repertory Company, du Dobama Theatre et du Theatre 4.
Entretien avec George Brant, par Marie Cléren & Thomas Houreau
Une forme d’urgence semble animer le récit du personnage de L’Âge tendre. Est-ce une urgence – ou une colère – similaire qui a motivé l’écriture de cette pièce ?
Oui, de toutes mes pièces, L’Âge tendre est sans doute celle qui répondait le plus à une urgence. J’étais furieux de la politique de séparation des enfants mise en place par le gouvernement des États-Unis sous la présidence Trump, et j’avais honte que cet acte de cruauté soit mis en œuvre par mon pays, en mon nom. J’ai manifesté, fait des dons, mais j’ai pensé que je pouvais aussi aider en tant qu’auteur, et cela a donné la pièce.
Sur quels documents vous êtes-vous appuyé pour écrire cette pièce ? Les ballons, les fresques, les meuglements sont-ils des détails réels ? Y a-t-il eu des cas d’apathie parmi les enfants des centres de détention du Texas ? Ces cas ont-ils fait l’objet d’une médiatisation ?
Comme pour la plupart de mes pièces, je me suis beaucoup documenté – livres sur l’histoire de la Border Patrol (Police aux frontières), articles récents, films documentaires et de fiction sur des familles ayant entrepris le voyage jusqu’aux États-Unis. La plupart des détails les plus étranges de la pièce sont réels : les meuglements, les ballons, les fresques d’anciens présidents avec des citations étranges qui n’ont pas l’air de tenir compte de la situation. Heureusement, les médias américains étaient dans l’ensemble horrifiés par la politique de séparation et il y a eu beaucoup d’articles sur le sujet. L’apathie en tant que maladie n’a pas été généralisée comme dans la pièce, mais elle a certainement existé. Il y a eu de nombreux articles sur ce que ressentaient les enfants abandonnés, leur impression qu’ils ne reverraient jamais leurs parents, et l’abattement qui en résultait.
Comment, à partir de ce travail de documentation, se sont opérés les choix de construction du personnage de Martín ? Lui et sa femme Luisa (très présente dans le récit de Martín) incarnent deux manières très différentes de réagir face à la répression et la gestion bureaucratique de l’immigration.
J’ai d’abord pensé que le personnage devrait être l’un de ceux qui ont conçu le centre de rétention, et puis je me suis dit que la pièce aurait une portée et une tension dramatique plus fortes si le personnage était plus bas dans la hiérarchie, et cela m’a conduit à en faire un garde. Il me semblait dramaturgiquement plus intéressant qu’il s’agisse d’un homme qui n’ait pas vraiment d’opinion sur les questions d’immigration, qui ait juste besoin d’un boulot. Sa femme Luisa, en revanche, est très engagée dans l’aide aux migrants à la frontière et a une conscience politique plus développée. Comme la pièce se déroule dans la tête de Martìn, il me semblait important que la voix de Luisa soit présente, pour nous aider à voir les choses d’un autre point de vue.
Pourquoi avoir fait le choix d’un théâtre épique ? Et pourquoi avez-vous choisi le point de vue de Martín, et non celui d’un enfant, pour évoquer Casa Padre ?
Je pensais que ce serait presque trop difficile d’entendre la pièce uniquement du point de vue des enfants, mais Martìn interagit avec eux, ce qui nous donne accès à leur point de vue, même si c’est à travers le filtre du regard de Martìn. Nous avons aussi accès aux enfants de Martìn, qui vivent une vie « normale » et heureuse, par contraste avec les enfants de Casa Padre. Donc bien que la pièce soit centrée sur Martìn, les enfants sont très présents dans le paysage.
Comment expliquez-vous cette transformation, dans la représentation des enfants que se fait Martín, de « los illegales » à « los resignados » ? Le désespoir est-il contagieux selon vous ?
Au cours de la pièce, l’une des choses qui nous montrent l’évolution de l’attitude de Martìn envers les enfants est la façon dont il les nomme. Je crois qu’il est très facile de prendre de la distance par rapport aux autres à travers le langage, et ce changement de langage, du jargon juridique à la préoccupation humaine, est le signe qu’il se met à vraiment se soucier de ceux dont il a la charge.
[…]
Découvrez l’intégralité du cahier
George Brant
Extraits de L’Âge tendre, de George Brant (traduit de l’américain par Dominique Hollier)
Entretien avec George Brant, par Marie Cléren & Thomas Horeau
Entretien avec Dominique Hollier, par Fred Hocké, Thomas Horeau & Claire Rouet
En France, des mineurs étrangers enfermés au nom de « l’intérêt de l’enfant », par Claire Rodier
Dessins peints de Pierre Abernot
L’Âge tendre a été traduite avec le soutien de
la Maison Antoine Vitez – centre international de la traduction théâtrale (2020).