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Autour de deux parcours de solitude, Pauline Picot raconte une quête identitaire. Un récit dense et précipité, un texte sur la dévoration et l’incorporation intime de l’idole publique partagée par tous.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’autrice par Flora Diguet, un article du sociologue Philippe Liotard, une discussion croisée avec Mohamed El Khatib et des aquarelles de Bobi+Bobi.

Normalement je ne travaille pas le dimanche.
Mais grand week-end donc tout le monde sur le pont donc le Houston
m’a personnellement chargé de m’occuper de son appartement,
ils me font confiance car je n’ai jamais fait d’histoires.

Ayrton, Pauline Picot

La Pièce

PAULINE
JOURNALISTES JAPONAIS
MAMAN
PAPA
IRVINE
HOMME DE CHAMBRE
GUICHETIÈRE
TÉLÉSPECTATEUR
MILTON (père)
MILTON (fils)
PIERRE
PRÉSIDENTE DE LA EFA
BARRICHELLO
FULLERTON
MURRAY WALKER
PRÉSENTATEUR
AMANDA
PROST
SID WATKINS


Extraits de la pièce

Pauline. – Il y a trois mois je ne connaissais pas Ayrton Senna. Il y a trois mois je n’avais jamais entendu le nom Ayrton Senna. Il y a trois mois les deux mots Ayrton et Senna ne signifiaient rien pour moi. N’étaient chargés d’aucune intensité d’aucune vérité d’aucun secret. J’entendais alors accidentellement des syllabes vides creuses chargées de rien, juste des sons à mon oreille. Je ne l’ai jamais vu courir. Je ne l’ai jamais vu mourir. Je n’ai rien vu en direct. Je n’ai vu que des images. Je n’ai lu que des textes. Je n’ai jamais touché sa combinaison. Je n’ai jamais touché sa main. Je ne suis jamais allée à un Grand Prix. Je ne sais pas conduire. Je n’ai pas le permis. Je ne suis jamais montée dans une Formule 1. Je ne suis même jamais montée dans un kart. Je n’ai jamais piloté une machine, même à deux roues. Je n’étais pas à Interlagos à hurler pleurer mourir de bonheur dans la foule et me sentant la foule et sentant la foule en moi. En 1991, j’avais 1 an. Je n’étais pas à Imola abasourdie les jambes fauchées la bouche en trou noir béant sur ma ruine intérieure. En 1994, j’avais 4 ans. Mes parents n’aiment pas la Formule 1. Je n’aime pas la Formule 1. La Formule 1 est pratiquée globalement par des hommes. La Formule 1 est pratiquée globalement par des hommes riches qui tournent infiniment en rond en brûlant de l’essence pendant que la planète fond. La Formule 1 est pratiquée globalement par des hommes-sandwiches mais en plus chic recouverts de marques Marlboro Honda Nacional et sanglés dans des petites boîtes et lancés à toute vitesse jusqu’à la folie. La Formule 1 est pratiquée globalement par des hommes-sandwiches que l’on peut acheter réserver transférer et retenir contre leur gré dans leur box. Je ne suis jamais allée au Brésil. Je ne connais pas ce pays. Je ne parle pas portugais. Je ne suis pas un homme. Je ne suis pas riche. La Formule 1 est un concours de virilité. Je n’aime pas la virilité. Je n’étais pas à Estoril en 1985 à boire la pluie en riant à la santé de sa toute première victoire, mes parents n’avaient même pas encore fabriqué leur premier enfant. Je n’ai jamais touché la main d’Ayrton Senna, son dos ou ses cheveux. Je n’étais pas à Suzuka en 1988, mes parents n’avaient même pas encore eu l’idée de me fabriquer. Je n’ai jamais travaillé avec Ayrton Senna, côtoyé Ayrton Senna ou obtenu un autographe de lui. Je n’ai pas prévu de passer mon permis. Je ne regarde pas de Grand Prix. Je ne regarde pas la télé. Je n’ai jamais entendu la voix d’Ayrton Senna autrement que filtrée à travers un appareil. Je n’ai jamais discuté avec Ayrton Senna, ri avec Ayrton Senna, entendu Ayrton Senna crier. Je n’ai jamais passé le week-end chez lui dans sa villa. Je ne l’ai jamais entraîné physiquement et mentalement, je n’ai jamais couru contre lui, je ne l’ai jamais embrassé. Je n’ai jamais fait l’amour avec lui. Je ne l’ai jamais regardé dans les yeux. Je n’ai jamais été bénie par Ayrton Senna, je n’ai jamais parlé travail avec lui, jamais maudit dans son dos, jamais mangé un repas avec lui. Je ne suis jamais montée sur son jet-ski. Je ne suis jamais passée à côté de lui. Je ne l’ai jamais photographié, jamais soigné, jamais déposé sur un brancard. Je ne me suis jamais reçu ses postillons sur le visage. Je n’ai jamais été dans la même pièce que lui. Je n’ai jamais marché à côté de lui, je ne lui ai jamais serré la main, je n’ai jamais senti son odeur. Je ne connais pas Ayrton Senna.

Pauline enfile le casque jaune à bandes vertes et bleues d’Ayrton Senna.


1er mai 1994
Imola

Journaliste japonais 1. – Nous revoilà après une brève interruption publicitaire qui nous a permis d’obtenir davantage de renseignements sur la situation. Je – je suis navré mais je crains que nous n’ayons pas de très bonnes nouvelles pour vous – je regrette que nous ayons à vous transmettre ce genre d’informations en direct à la télévision – je – comment l’annoncer, je ne sais pas comment vous annoncer ça – je – je me trouve dans l’incapacité une véritable incapacité physique de continuer cette phrase donc – je – je vais laisser la parole à mon collègue qui pourra sûrement mieux faire – mieux faire son travail et vous prie de m’excuser –

Journaliste japonais 2. – Bonjour à tous nos téléspectateurs que nous prions d’accepter nos excuses pour cette – émotion – nous regrettons d’être la voix d’une telle nouvelle mais – l’information doit passer avant tout et – cette information c’est qu’il – il nous faut vous annoncer qu’il – il y a quelques instants – je – je vous prie de m’excuser – je vais passer la parole à mon collègue et vous prie de m’excuser vraiment –

Journaliste japonais 3. – Oui alors – vous annoncer que – qu’après avoir été héliporté jusqu’à l’hôpital et avoir perdu – une très grande quantité – il a été pris en charge immédiatement – on a évalué la gravité de – mais – il semblerait qu’il était déjà de toute façon – alors – une opération de la dernière chance a été envisagée pendant un moment et puis – finalement ils n’ont plus su trop quoi faire alors – on a attendu – et finalement une infirmière est sortie pour nous dire que son cœur – alors – je – je vais passer la parole à mon collègue veuillez m’excuser mais la situation –

Journaliste japonais 4. – Que son cœur – que son cœur – que son cœur – nous espérions vraiment qu’il – nous y croyions vraiment parce qu’il est – il est impossible qu’il – mais c’est hélas – la triste information que nous vous transmettons aujourd’hui j’espère que vous avez bien compris ce qui se passe et – je vais passer la parole à mon collègue qui je crois – possède des informations précieuses et je tiens à vous transmettre de tout mon cœur – mon cœur – mon cœur – mes excuses –

Journaliste japonais 5. – C’est important de bien expliquer aux gens ce qui se passe – nous rappelons qu’il avait – au front – et à l’arrière de la tête – donc il y avait de toute façon peu de chances mais – on croit toujours à – mais non – le mot miracle – – – un miracle – – – je vais laisser la parole à mon collègue – qui va nous dire – ce qu’il peut – au sujet de cette information de dernière minute et moi je suis désolé je ne peux pas faire mieux je voudrais mais je ne peux pas physiquement pas ne me demandez pas ce que je ne peux pas physiquement –

Journaliste japonais 6. – C’est – – – – – excusez-moi – pour moi cela n’entame en rien la beauté de – enfin de – dans quatre jours ça va recommencer et il ne sera pas – – – – – il ne sera pas là – – – – – il ne sera pas sur la ligne – – – – – il ne sera même plus parmi nous à respirer le même air – – – – – mais ça aura lieu quand même – – – – – parce que l’important c’est la continuation perpétuelle de la grande course – – – – – alors c’est comme ça qu’on peut se consoler – – – – – se dire que – – – – – que la grande course continue – – – – malgré tout – – – – – car c’est ce qu’il aurait voulu – – – – – enfin je – – – – – enfin il n’aurait pas voulu que ça se passe comme ça – – – – – mais il voudrait je crois que ça continue à courir enfin je crois – – – – – je dis peut-être n’importe quoi – – – – – je vous prie de m’excuser je vais laisser la parole à mon collègue je vous demande de m’excuser –

Journaliste japonais 7. – Nous allons marquer une brève interruption publicitaire et avant cela je vous prie d’excuser mes collègues au nom de notre chaîne mais je sais que vous nous comprendrez car vous ressentez, vous devez ressentir au moment où nous vous délivrons cette information la même peine que nous –

[…]

L’autrice

Pauline Picot

Pauline Picot est autrice, performeuse et docteure en études théâtrales. Les éditions Quartett publient ses textes théâtraux depuis 2012. Le dernier, Votre âme sœur est peut-être dans cette forêt, paraît chez eux en janvier 2022. Son écriture, dense et précipitée, déploie une partition à la fois lyrique et brute où elle interroge sa porosité au monde. Depuis 2019, elle travaille l’écriture et la performance autour d’Ayrton Senna, icône du sport automobile décédée sur circuit en 1994. Son texte IAN est créé au Quai-CDN d’Angers en septembre 2021 dans une mise en scène de Flora Diguet. Sa dernière pièce en date, Votre âme sœur est peut-être dans cette forêt, est mise en voix au Théâtre du Rond-Point en février 2023.


Face à fans
Entretien avec Pauline Picot, par Flora Diguet

Si tu m’as invitée à discuter avec toi au sujet d’Ayrton, c’est que son principe d’écriture se rapproche d’un autre de tes textes, IAN (Quartett, 2014), que j’ai créé en septembre 2021 au Quai-CDN d’Angers. Il s’agit d’une libre variation autour de la vie du chanteur Ian Curtis, figure mythique du groupe Joy Division, qui s’est suicidé à 23 ans. Dans ces deux pièces, tu déploies ta fascination pour quelqu’un que tu n’as jamais vu, ni ne pourras jamais rencontrer. Comment expliques-tu ce mouvement vers des figures inatteignables ?
Un des éléments qui m’excitent dans le théâtre, c’est lorsqu’il se trouve à la limite de l’expérience spirite. Il permet de faire coexister les vivants et les morts dans un même espace-temps – celui de l’écriture, puis du plateau. Je peux ainsi faire se frôler le fan et l’objet, normalement inaccessible, de sa fascination. Mais paradoxalement, je ne veux pas céder à la facilité de la rencontre incarnée offerte par le théâtre.

Oui, dans IAN, tu affirmais déjà refuser la facilité de l’incarnation, n’acceptant pas que quelqu’un remplace Ian Curtis, « prétende posséder ses gestes, sa silhouette ou même le col de son manteau ». Tu déjouais d’emblée les attentes du spectateur. Il y a quelque chose de similaire dès le début d’Ayrton.
Il y a aussi quelque chose de l’ordre du fantasme. Le fan peut être déçu par la rencontre avec la figure adulée, car son incarnation dans le réel signe la chute de l’idéal. Maeterlinck en parle d’ailleurs à propos de l’incarnation du personnage de théâtre dans Menus propos (1890). Ayrton Senna ou Ian Curtis ne sont pas appelés à se réincarner sur scène ; ils demeurent ainsi des surfaces de projections infinies. Ils ne peuvent pas se défendre, répondre, objecter à ce que l’on fabrique autour d’eux. Il y a une violence là-dedans, mais aussi toute la douceur qui consiste à pénétrer leur figure pour l’habiter, la restaurer, y faire briller certains motifs…

Mais alors pourquoi pénétrer la figure de Senna ? Au début du texte, ton personnage dit que cela fait à peine trois mois qu’elle a découvert l’existence de ce pilote. Cette annonce déroute ; quel a été le déclencheur de ce texte ?
En 2019, j’ai assisté à une conversation entre deux hommes. L’un d’eux s’est mis à parler de Senna, et en évoquant sa mort – qui a eu lieu en 1994 – des larmes ont giclé de ses yeux. Il pleurait au présent, et relâchait sa posture virile de fan de Formule 1 pour se révéler dans une vulnérabilité très émouvante. J’ai été fascinée par cette manifestation anachronique d’émotion – et de la part d’un homme dont je ne soupçonnais pas cet endroit de fragilité. J’ai immédiatement ressenti la nécessité de chercher qui était cette figure.

Tu es donc partie du « fanatisme » de quelqu’un d’autre !
Exactement ! D’abord j’ai vu son visage sombre, sa moue ombrageuse qui m’a rendue perplexe : pourquoi Senna faisait-il la gueule dans un milieu où tout le monde arbore un sourire en plastique ? La deuxième étape, ça a été de regarder le documentaire d’Asif Kapadia – tout comme ça l’avait été de voir Control d’Anton Corbijn pour IAN. J’y ai découvert tout ce que cette figure peut avoir d’intéressant pour moi – mysticisme, sérieux extrême, discipline… Peu après, j’ai écouté une émission sur France Culture au sujet de la vitesse, et tout a résonné. Ma dureté avec moi-même, mon parcours sans faille, mon débit de parole ultra-rapide que l’on me fait très souvent remarquer… La F1, à travers la figure de Senna, se révélait pour moi comme une modélisation de mon existence lancée à pleine vitesse – mais vers quoi, sinon un triomphe ultime ne faisant que se dérober… Quand j’écris : « il y a trois mois je ne connaissais pas Ayrton Senna », c’est parce que j’ai effectivement fait trois mois de recherches à partir de cette révélation. Tu as connu ça aussi dans ton travail pour monter IAN : d’énormes phases d’absorption de matériaux divers – archives sonores, vidéos, images…

Tu as mené ces recherches dans le but d’écrire une pièce, ou tu n’avais pas d’objectif particulier ?
Non, c’était de la recherche pure : absorber dans une dynamique obsessionnelle, sans penser à produire. Les textes que j’écris pour le théâtre n’ont pas tous ce moteur premier ; pour Les Possibles de son corps (Quartett, 2012) ou pour Votre âme sœur est peut-être dans cette forêt (Quartett, 2022), ça partait juste du ventre, de l’urgence à cracher un précipité de parole. Mais IAN et Ayrton ont chacun été le fruit de recherches intensives, dévorantes. Cela dit, pour Ayrton, ce n’est pas qu’à la figure de Senna que je me suis intéressée : je me suis très vite observée dans ma recherche d’identification à lui. Je me suis dit que si je créais quelque chose autour de lui, il faudrait que je sois là, moi aussi, en tant que fan obsessionnelle. Et puis je me suis vue allongée au sol avec son casque, comme si je venais moi aussi de me prendre un mur – mais avec cette dimension dérisoire, peu glorieuse, de le faire au rythme peu spectaculaire du piéton.

[…]


Écoutez Pauline Picot

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon les 15 et 16 juillet 2022

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2022

Aquarelle de Bobi+Bobi
Aquarelle de Bobi+Bobi

Découvrez l’intégralité du cahier
Pauline Picot

Extraits de Ayrton, de Pauline Picot
L’oubli et la confusion. Sur Ayrton Senna, par Philippe Liotard
Discussion en terrain neutre, par Pauline Picot & Mohamed El Khatib
Aquarelles de Bobi+Bobi
Entretien avec Pauline Picot, par Flora Diguet