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S’inspirant d’un fait divers qui a enflammé l’actualité autour du port du voile, François Hien propose de déconstruire la mécanique du conflit qui oppose Yasmina à la crèche Bicarelle. Une pièce qui invite le spectateur.ice à prendre le temps de déplier le débat dans toute sa complexité.
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2019, avec des extraits de la pièce, un entretien avec l’auteur, un souvenir de lecture du Théâtre de l’Éphémère, un article de Laurence Cazaux et des photos de l’auteur.


Yasmina. – Moi je veux bien travailler ici.
Francisca. – Super.
Yasmina. – Mais je te l’ai dit, je ne veux plus retirer mon voile.
Francisca. – Oui d’accord, mais ça tu sais que c’est le règlement,
je ne vais pas le changer.
Yasmina. – Donc je suis obligée de partir, je n’ai pas le choix.

La Crèche, François Hien

La Pièce

Présentation

Librement inspirée de l’affaire de la crèche Baby-Loup, cette pièce nous plonge dans les rouages d’un conflit social et donne la parole aux habitants d’un quartier sur fond de laïcité et d’emballement médiatique.


Extrait de la pièce

Dans le bureau de Francisca.

Francisca. – Yasmina, ça va ?
Yasmina. – Très bien oui.
Francisca. – Les enfants ?
Yasmina. – Ils vont bien.
Francisca. – Ton mari t’aide un peu ?
Yasmina. – Oui, comme il peut. Et puis il fait d’autres choses.
Francisca. – Tu lui diras qu’il faut t’aider hein.
Yasmina. – Ne t’inquiète pas, il fait d’autres choses.
Francisca. – T’es passée voir la salle des petits ? Tu as vu qu’on a mis les tableaux à aimants ?
Yasmina. – Ah non.
Francisca. – Tu te souviens, tu nous en parlais de ces tableaux à aimants, eh bien ça y est, on les a.
Yasmina. – C’est bien.
Francisca. – Oui c’est pratique.
Yasmina. – Mais tu sais, je ne vais pas reprendre mon poste.
Francisca. – Oui, il paraît.
Yasmina. – Tu me racontes ça comme si j’allais reprendre le travail.
Francisca. – Non non, je dis ça pour parler. Je me disais que ça t’amuserait.
Yasmina. – Je ne veux plus travailler sans mon voile.
Francisca. – Oui, j’ai compris.
Yasmina. – Voilà. C’est quelque chose que je ne suis plus prête à faire. Et je sais qu’ici…
Francisca. – Oui, voilà, tu sais qu’ici ça n’est pas possible, ça n’a jamais été possible.
Yasmina. – Voilà. Donc c’est pour ça que je t’ai demandé la rupture conventionnelle, tu as eu ma lettre ?
Francisca. – Oui oui, je l’ai eue. On l’a regardée dans le détail, avec le CA, et… Eh bien, j’avoue que personne ne trouvait très légitime de te donner 12 000 euros.
Yasmina. – C’est à ça que j’ai droit normalement avec mon ancienneté.
Francisca. – D’accord. Mais dans ton ancienneté tu mets tes 5 ans d’absence pour congé parental.
Yasmina. – Ben oui ça compte, j’étais encore titulaire.
Francisca. – Oui mais je veux dire, tu vois bien que ce n’est pas très légitime. Et puis, avant ton absence, tu as été en alternance, c’est-à-dire qu’on t’a payée pendant ta formation. Une formation qui nous a très peu profité parce que pas longtemps après avoir été diplômée, tu es partie en congé parental.
Yasmina. – Trois ans plus tard quand-même.
Francisca. – Tant que ça ?
Yasmina. – Entre mon diplôme et Bilal, oui, trois ans.
Francisca. – Mais tu vois, même trois ans, ce n’est pas énorme pour amortir une formation qui a représenté un vrai effort financier pour la structure.
Yasmina. – Il y en a qui sont parties dès qu’elles ont eu leur diplôme. Behba par exemple tu te souviens ?
Francisca. – Oui mais Sabah elle ne m’a pas demandé 12 000 euros pour arrêter de travailler. C’est ça qui heurtait le CA. On te paie ta formation, et il faudrait te payer quand tu arrêtes de travailler. Alors que c’est toi qui le décides. Donc voilà, ce n’est pas possible.
Yasmina. – C’est ça ta réponse ?
Francisca. – C’est la réponse du CA, oui. Donc maintenant il faut que tu prennes du temps pour reconsidérer ta position. Est-ce que tu veux toujours arrêter le travail ? Est-ce que tu acceptes de revenir dans l’équipe ?
Yasmina. – Toi tu voudrais que je revienne travailler ?
Francisca. – Ah ben on a besoin d’une EJE, ça c’est clair ! Tu as des compétences et un diplôme qui nous manquent. Mais en même temps, si tu décides de démissionner, ça nous permettra de titulariser Maryam à ton poste. Pour elle, ce n’est pas très confortable d’être en CDD de remplacement depuis si longtemps.
Yasmina. – J’ai voulu prendre du temps avec mes enfants.
Francisca. – Je ne t’en fais pas le reproche mais maintenant, c’est bien si on sort de cette situation. Donc tu réfléchis et si tu ne veux plus travailler ici, tu peux démissionner, normalement c’est comme ça qu’on fait.
Yasmina. – Moi je veux bien travailler ici.
Francisca. – Super.
Yasmina. – Mais je te l’ai dit, je ne veux plus retirer mon voile.
Francisca. – Oui d’accord, mais ça tu sais que c’est le règlement, je ne vais pas le changer.
Yasmina. – Donc je suis obligée de partir, je n’ai pas le choix.
Francisca. – Tu fais le choix de mettre le voile, personne ne t’oblige.
Yasmina. – Oui et ça me regarde. Tu n’as pas à juger ça.
Francisca. – Je ne juge pas. Je te rappelle juste quelles sont les règles.
Yasmina. – Des règles qui m’obligent à partir.
Francisca. – Ça ne t’oblige à rien, je suis désolée. Regarde Inees, Maryam, elles portent le voile en dehors et ça ne les dérange pas de le retirer.
Yasmina. – Tu ne sais pas si ça ne les dérange pas.
Francisca. – En tout cas, elles l’acceptent.
Yasmina. – Accepter, ça ne veut pas dire qu’on est d’accord. Moi je ne suis plus prête à approuver ce règlement.
Francisca. – Mais enfin, tu ne le découvres pas maintenant ce règlement !
Yasmina. – Je m’en suis accommodée, mais aujourd’hui j’ai une pratique qui engage tout mon être. Le voile symbolise ça. Je ne veux plus négocier à cet endroit-là.
Francisca. – D’accord. Si ta pratique personnelle n’est plus compatible avec le règlement, la bonne solution c’est la démission.
Yasmina. – Si je démissionne, je n’ai droit à rien. Pas d’indemnité et pas de chômage.
Francisca. – Oui. Mais personne ne t’oblige à démissionner.
Yasmina. – Si on m’oblige, puisque je ne peux pas garder mon voile !
Francisca. – Oui mais ça, encore une fois, c’est toi qui décide de garder le voile.
Yasmina. – Francisca, on tourne en rond. Ce que je te dis, c’est qu’il y a un règlement qui m’empêche d’être qui je suis dans cette crèche. Et que, là, ce règlement, c’est toi qui le défends. Donc on a toutes les deux pris une décision qui rend impossible le fait que je continue à travailler ici. La rupture conventionnelle, ça a été inventé pour ça : pour les cas où tout le monde est d’accord pour ne plus travailler ensemble.
Francisca. – C’est un peu tiré par les cheveux Yasmina. Le règlement n’a jamais changé, c’est toi qui a évolué. Tu crois qu’on les a ces 12 000 euros ?
Yasmina. – Je sais qu’on a déjà fait des emprunts avec la crèche.
Francisca. – Je commence à trouver ta démarche un peu intéressée.
Yasmina. – Tu crois que ça va se passer comment ailleurs ? Tu crois que ça se passe comment pour les femmes voilées en France ? Si je démissionne, je suis sans rien. Comment je vis ? La rupture conventionnelle, c’est juste pour me permettre de voir venir.
Francisca. – Je suis désolée, la crèche n’a pas vocation à te soutenir financièrement simplement parce que tu as décidé qu’une chose qui t’allait ne te va plus.
Yasmina. – Francisca, tu as fait un règlement qui me met dehors. Tu ne veux pas au moins reconnaître ça ? Reconnaître que tu as une part de responsabilité dans la situation où je vais me retrouver ?
Francisca. – N’essaie pas de me culpabiliser Yasmina.
Yasmina. – Tu ne veux pas avoir la moindre responsabilité, c’est ça ?

L’auteur

François Hien

François Hien est né en 1982 à Paris et vit à Lyon depuis plusieurs années. Il fut réalisateur de documentaires pendant une dizaine d’années avant de basculer progressivement ses activités vers l’écriture et le théâtre. Il rencontre le Collectif X, compagnie stéphanoise avec laquelle il collabore de longues années ; puis créé avec Nicolas Ligeon la compagnie L’Harmonie Communale, qui porte sur scène la plupart de ses textes, généralement en mise en scène collective. Son théâtre est principalement publié aux Éditions Théâtrales (Olivier Masson doit-il mourir et La Peur en 2021, La Honte en 2022, La Crèche et L’Affaire Correra en 2023) mais aussi chez Libel (Échos de la Fabrique, 2022). Il a par ailleurs publié un essai aux Éditions La Rumeur Libre : Un théâtre sans absent,dans lequel il relate la résidence qui lui a permis d’écrire L’affaire Correra et livre quelques unes des clefs de son théâtre. Il est père d’un enfant.
www.francoishien.org


Entretien avec François Hien
par le comité de lecture du Théâtre de l’Éphémère

Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
La Crèche est mon premier texte de théâtre. Depuis, j’en ai écrit deux autres, qui seront créés la saison prochaine. La Crèche est vraiment le projet qui m’a fait basculer d’un monde professionnel à un autre. Depuis 2005, l’année où je suis sorti de mon école de cinéma, j’ai réalisé une demi-douzaine de documentaires. En 2016, j’ai décidé de m’intéresser de près à une histoire très médiatisée : l’affaire Baby-Loup. Il s’agissait du conflit, dans une petite ville des Yvelines, entre une crèche associative et une employée qui avait été licenciée pour avoir refusé de retirer son voile. Pour certains, cette histoire était l’illustration de l’islamisation des banlieues françaises ; pour d’autres, un exemple flagrant d’islamophobie. Il me semblait intéressant qu’une même histoire soit à ce point mobilisable comme symbole par des camps opposés. En réalité, comme mon enquête m’a permis de le percevoir, ces deux interprétations étaient fausses : la petite ville de Chanteloup est bien loin d’être devenue un fief islamiste, comme on l’a parfois prétendu ; par ailleurs, les règles de neutralité dont la crèche s’était dotée avaient été acceptées par tout le monde pendant des années, à commencer par les musulmanes qui y travaillaient. Si l’affaire était passionnante, c’est qu’elle permettait de saisir de manière dynamique un piège qui s’était progressivement refermé sur la ville et ses habitants. Au départ, il n’y avait qu’un conflit entre deux femmes, les arguments religieux ayant tout du prétexte. Rapidement, des idéologues des deux bords avaient tenu à faire de cette affaire un symbole ; leurs commentaires avaient peu à peu généré une logique de camp, à laquelle il devenait difficile d’échapper. En reconstituant les étapes de la crispation réciproque entre les deux tendances, je me rendais compte que chaque camp avait fini par ressembler au portrait caricatural que son adversaire avait d’abord dressé de lui.

Quelles ont été vos premières démarches ?
J’ambitionnais de tirer un documentaire de cette histoire. Assez vite, je me suis rendu compte que ce documentaire serait difficile à tourner : échaudés par la couverture médiatique massive, les habitants voulaient bien me parler de ce qui s’était passé, mais pas témoigner devant ma caméra. Par ailleurs, il me semblait que ce que je voulais raconter, la nature de ce « piège sans auteur » où tout le monde était tombé, exigeait un récit au présent, qui reconstitue les rouages de l’histoire, et non pas un documentaire au passé. Ainsi montait en moi une envie d’écriture et de fiction.
Nicolas Ligeon, qui est devenu le producteur du spectacle, m’a poussé à assumer cette envie. J’ai ensuite sollicité quelques comédiens, qui m’ont aidé à cristalliser les premières scènes, et qui sont toujours dans la distribution du spectacle. Désireux de déplacer le récit dans le temps et dans l’espace, j’ai mené des repérages dans un quartier de Saint-Étienne qui me semblait propice à accueillir cette histoire. C’est là que je rencontre le Collectif X, compagnie stéphanoise, avec qui le coup de foudre est immédiat, et dont huit membres compléteront l’équipe : six comédiennes et comédiens, un scénographe et un musicien.

Pouvez-vous préciser quelle a été votre technique d’approche ?
Se faire accepter n’est pas difficile, mais je trouve qu’il est plus facile d’enquêter dans ce genre de quartier que dans un quartier pavillonnaire ou dans un centre-ville. Les quartiers populaires disposent souvent de lieux de sociabilité, dans lesquels les gens sont assez disponibles : centres sociaux, associations, réunions de quartier… Ces quartiers qui sont supposés aller mal – ce qui à certains égards est vrai – sont aussi des territoires où les gens vivent ensemble, se connaissent entre voisins, parlent plus spontanément avec des inconnus.

Avez-vous une démarche particulière pour aborder le terrain ?
Je n’ai pas réellement de technique pour enquêter. L’enquête se fait essentiellement nez au vent, afin de saisir l’atmosphère d’un lieu, et de faire des rencontres fortes. Ensuite, je lis énormément ; l’essai que j’ai écrit sur cette affaire, et qui est paru aux éditions Petra en septembre 2017, mentionne une bibliographie très longue, qui regroupe l’essentiel des essais et des documents parus ces dernières années sur le sujet. J’essaie donc d’avoir une grande rigueur dans ma prise d’information ; en revanche, sur le terrain, je veux être instinctif. Me poser au centre social, discuter avec ceux qui passent, rigoler, me faire inviter à boire le thé ailleurs… Un des personnages de la pièce, Moufida, est inspiré d’une dame que j’ai rencontrée à Chanteloup, et qui m’a profondément ému. Cette dame allait mal et avait besoin de parler. Elle m’a entraîné loin de ce que j’étais venu chercher. Je l’ai quittée en me disant que j’avais passé un beau moment avec elle, mais que ça ne m’avait pas fait avancer pour mon enquête. Pourtant, quand des mois plus tard j’ai entrepris la rédaction de la pièce, le personnage de Moufida est apparu naturellement dans le récit. Cette dame m’avait marqué au-delà de ce que je pensais. C’est cela au fond que je cherche : m’imprégner d’une matière sensible qui peu à peu met en mouvement, en moi, une sorte de petit monde autonome. Un jour, ce monde est prêt à être déployé. J’écris alors en me laissant surprendre. Pendant la phase de recherche, j’accumule de nombreuses notes que je relis régulièrement ; mais une fois la rédaction commencée, je ne relis plus mes notes : tout est en moi, prêt à l’usage ; et ce qui n’y est pas, c’est que ça ne m’a pas assez marqué. Les trois pièces, je les ai écrites ainsi, dans un mélange de grande préparation et d’écriture spontanée.

[…]

photographie de François Hien
photographie de François Hien
photographie de François Hien
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François Hien

Extraits de La Crèche, de François Hien
Entretien avec François Hien, par le comité de lecture du Théâtre de l’Éphémère
Souvenir d’une lecture, par le comité de lecture du Théâtre de l’Éphémère
Le temps du débat, par Laurence Cazaux
Photographies de François Hien