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Lucie Vérot propose une fable située dans une France outre-mer pour questionner les inégalités sociales face à la mort.

Découvrez le cahier que La Récolte lui a consacré en 2021, avec des extraits de la pièce, un entretien, l’éclairage du traducteur Wolfgang Barth et les illustrations de Laura Pandelle.

Je m’en fous d’être au cimetière. J’ai passé la moitié de ma vie sans parler aux gens,
je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin de compagnie maintenant que je suis morte.
Je veux seulement ma tombe à moi, et qu’en m’enterrant on ait une pensée pour moi.

Jeune qui veille, Lucie Vérot

La Pièce

Extrait de la pièce

Une France outre-mer.

(…)
Matilda et Yan disposent et allument des bougies.

Yan. – Il y a des chances que ça marche, avec cette vieille. Elle est morte il y a pas longtemps, elle doit pas être encore trop enfoncée de l’autre côté. Ferme les yeux et pense à elle. Chasse les autres pensées.

Matilda ferme les yeux.

Matilda. – J’ai pas grand-chose d’elle à penser.
Yan. – Comment elle était. Décris-la-moi.
Matilda. – Une vieille Créole. Assise immobile sur une chaise devant chez elle. Je pense qu’elle survivait avec le minimum. Elle bougeait pas, elle regardait droit devant elle, comme ça. (Matilda ouvre les yeux.) Je crois qu’elle regardait rien, ou des souvenirs à l’intérieur.
Yan. – Je vois. On peut commencer. Tu es prête ?
Matilda. – Prête.

Yan éteint la lumière électrique.

Yan. – Assieds-toi.

Matilda s’assoit à la table d’invocation. Yan s’assoit aussi, en apportant un verre.

Yan. – Je vais retourner le verre, je vais le mettre au centre. Ensuite, on pose nos doigts.

Il pose le verre retourné au centre de la table.

Matilda, agitant son index. – Du coup, je pose quand même ce doigt-là ?
Yan. – Non mais faut être sérieux là !
Matilda. – Pardon.
Yan. – Tu poses celui que tu veux.

Chacun pose un index sur le verre retourné.

Matilda. – Tu fais pas bouger le verre, hein ?
Yan. – Bien sûr que non, je déconne pas avec ça. (Il commence à invoquer.) Esprit de Myrtha, es-tu là ? Si tu es là, manifeste-toi. Esprit de Myrtha, es-tu là ? Si tu es là, manifeste-toi. Esprit de Myrtha, es-tu là ? Si tu es là, manifeste-toi. – C’est normal qu’il faille répéter l’invocation pas mal de fois. – Esprit de Myrtha, es-tu là ? Si tu es là, manifeste-toi. – Vas-y, toi aussi, invoque-la.
Matilda. – Tu invoques super bien, toi.
Yan. – Faut que tu sois à fond toi aussi.
Matilda. – Mais je suis à fond moi aussi.
Yan. – Alors, invoque-la aussi.
Matilda. – D’accord, j’invoque, j’invoque. Esprit de Myrtha, es-tu là ?
Yan & Matilda. – Si tu es là, manifeste-toi. Esprit de Myrtha, es-tu là ? Si tu es là, manifeste-toi. Esprit de Myrtha, es-tu là ? Si tu es là, manifeste-toi.
Yan. – Ça peut prendre pas mal de temps. Esprit de Myrtha, es-tu là ?
Matilda & Yan. – Si tu es là, manifeste-toi.

Matilda fait signe à Yan de se taire.

Matilda. – T’as pas entendu quelque chose ?
Yan. – Non. Quoi ?
Matilda. – Dehors. Dans le jardin. Tes adoptifs ?

Matilda commence à cacher le matériel.

Yan. – Mais non, arrête, c’est bon, y a rien.

Myrtha, la morte, apparaît.

(…)

L’autrice

Lucie Vérot

Lucie Vérot est autrice, diplômée de l’ENSATT. Suite à des séjours en Guyane, elle écrit les pièces Mangrove (Éditions Espaces 34), Fins de service (Aide à la création d’Artcena 2020) et Jeune qui veille. Son texte Le Gène de l’orchidée a été mis en scène par Luc Chareyron, ses textes Prouve-le et Antigone faille zero day par Maïanne Barthès. Elle collabore avec différentes compagnies en écrivant pour la scène et pour l’espace public. Sa pièce Prouve-le. Une histoire virale est parue aux éditions Les Solitaires Intempestifs en 2021. Jeune qui veille sera créé en 2024 par Marie Demesy.


Entretien avec Lucie Vérot, par Penda Diouf & Anthony Thibault

Quelle a été la genèse de ce texte ?
Pour répondre à cette question, je dois remonter un peu loin : c’est un premier séjour en Guyane, quand j’avais 17 ans, qui m’a donné l’envie d’écrire. Parce que j’ai été complètement débordée par ce premier voyage là-bas, et que je ne pouvais pas en rendre compte simplement à l’oral, comme on fait récit de tout voyage à son entourage. J’étais à la fois saisie par tant de complexité, par le constat sans cesse renouvelé de mon ignorance totale au sujet de cette France-là, mais aussi par sa beauté : la beauté dangereuse du climat extrêmement chaud et humide pour une Métro 1, l’omniprésence de la forêt.
Pendant ce séjour, et plus tard, j’ai pu dialoguer longuement avec des personnes résidant en Guyane. Mais il y a aussi beaucoup de dialogues qui n’ont été qu’amorcés ou qui n’ont tout simplement jamais eu lieu et que je n’ai pu qu’imaginer : notamment avec des personnes âgées, avec un SDF blanc croisé plusieurs fois à Cayenne. En écrivant pour le théâtre, j’ai cherché à prolonger ou à faire exister ces dialogues avortés.
Puis, j’ai fait d’abondantes recherches/interviews pendant mes années à l’ENSATT pour écrire la pièce Mangrove, qui relève davantage d’une pièce-paysage. Je suis retournée en Guyane en travaillant comme dramaturge avec le Théâtre de l’Entonnoir, une compagnie basée à Kourou. Grâce à eux, j’ai collaboré à un spectacle avec une quarantaine de jeunes de 12 à 27 ans. Ils nous ont livré beaucoup de leurs écrits et de leurs pensées. Plus tard, j’ai eu besoin d’écrire un texte avec pour carburant l’énergie que ces jeunes m’avaient transmise, leur dynamisme, leur créativité, qui permettent de garder un peu d’espoir quant à la situation de la Guyane et plus généralement du monde dans lequel on vit.
Une des très jeunes Kourouciennes qui faisait partie du spectacle – elle était à la fois guyanaise et haïtienne – évoquait souvent des veillées mortuaires qui avaient eu lieu dans son quartier. Elle était fière de cette pratique perdurant dans sa culture : le fait que tout le monde vienne rendre hommage quand il y avait un mort dans une maison. Elle en a parlé en improvisation et une adolescente plus âgée a répondu (sur le ton de la blague, mais quand même) : « Les gens ne viennent pas aux veillées pour rendre hommage, ils ne viennent que pour bouffer ! » Je suppose qu’il y avait du vrai dans les paroles de ces deux jeunes personnes. En tout cas, cela m’avait beaucoup interpellée car j’avais déjà imaginé ce personnage du « Charognard » dans Mangrove : l’ancien légionnaire clochardisé accusé d’être allé à des veillées mortuaires rien que pour bouffer.
La genèse du texte, c’est aussi le désir premier d’écrire une pièce dans laquelle une morte se relève et s’enfuit. C’est un motif récurrent dans plusieurs de mes textes situés en Guyane. Jouer à faire se relever les morts. Je suis très terre-à-terre et je crois que quand on est mort, on est mort, c’est tout, puisqu’on n’est plus vivant. Ça n’empêche pas le besoin de rituel, le besoin de prendre soin des morts pour prendre soin des vivants, de nos mémoires, de nos vies mentales. Et au théâtre, on peut vraiment jouer à faire se relever les morts. Je peux tout à fait croire que le mort est en train de marcher là, sur la scène, devant moi. Il suffit de l’écrire, que quelqu’un le joue et qu’au moins une autre personne regarde et joue à y croire, pour que cela advienne. C’est un petit jeu de démiurge et c’est une consolation.
Puis, il y a eu le confinement du printemps 2020. Il y avait tous ces échos de gens qui mouraient dans la solitude, qu’on entassait comme on pouvait. Et ces rites funéraires qui ne pouvaient pas avoir lieu. Alors, le besoin de bricoler une veillée collective, de donner de la place aux morts – au-delà des religions – était d’autant plus fort.

[…]


1 C’est ainsi qu’on désigne là-bas les Métropolitains : les Français de l’Hexagone.


Écoutez Lucie Vérot

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon le 8 juillet 2021

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2021

Feuilles volantes, Laura Pandelle
Feuilles volantes, Laura Pandelle

Découvrez l’intégralité du cahier
Lucie Vérot

Extraits de Jeune qui veille, de Lucie Vérot
Entretien avec Lucie Vérot, par Penda Diouf & Anthony Thibault
« Je ne peux pas quitter ce monde en passant par-dessous une dalle blanche du carré des indigents. », par Wolfgang Barth
Feuilles volantes, illustrations de Laura Pandelle