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La pièce trace le quotidien des habitants de Palestine depuis 1948. Les scènes et les personnages s’enchaînent et s’entremêlent dans le temps et dans l’espace, au rythme de l’occupation et des checkpoints.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2019, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’autrice avec Simon Grangeat & Ronan Mancec, un article de l’universitaire Emmanuelle Thiébot et les photos d’Haitham Khatib.

Je sais que ce n’est pas de ta faute, je ne te jette pas la pierre – mais je ne veux pas que tout se perde avec la chaleur, pourquoi est-ce que tu n’essayes pas par une autre route – et si tu faisais demi-tour et que tu essayais le checkpoint d’Awarta ? Je sais que c’est censé être pour les camions mais ta voiture est remplie non ? T’as qu’à leur dire que c’est une camionnette… Essaye – ça peut valoir le coup. Qu’est-ce que tu as à perdre ?

71* ans de fragments, Hannah Khalil

La Pièce

Présentation

71* ans de fragments est une pièce éclatée en de multiples scènes éparpillées dans le temps : elle prend racine dans l’année 1948 et la création de l’État d’Israël en Palestine sous mandat britannique, et voyage jusqu’à aujourd’hui. L’astérisque du titre fait référence au nombre d’années depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Il est demandé d’actualiser ce nombre en conséquence à chaque utilisation de la pièce.
Chacun des fragments, de longueurs variées, met en lumière des personnages palestiniens pris dans leurs rêves, leurs frustrations, la drôlerie et la cruauté de leurs situations : hommes, femmes, enfants, personnes âgées, au travail, à domicile en train de dîner, civils ou militaires… Le désordre apparent de l’ensemble s’organise peu à peu en une armature de quelques fils conducteurs. On suit les péripéties de personnages récurrents le temps de quelques scènes : pique-nique sous l’œil de la police, retours dans des maisons spoliées, attentes interminables au checkpoint, communications malaisées sur Skype…
La pièce procède par effet papillon, réminiscences et leitmotivs. S’immiscent aussi les bruits de la radio et de la télévision qui donnent les nouvelles de la situation géopolitique. Les fragments ont tous pour arrière-plan le déchirement du territoire, les vies et les familles séparées hier et aujourd’hui, et racontent la difficulté de vivre en paix avec soi et les autres.
Ronan Mancec


Extraits de la pièce

Fragment

(2010) La scène est plongée dans le noir, tout est calme. On entend peut-être un soupir, ou le bruit de quelqu’un qui se retourne dans son lit.
Une pause.
Soudain tout bascule.
Bruit d’une porte fracassée d’un seul coup. Bruit de pas et voix – mais le plateau continue d’être plongé dans le noir pendant toute la durée de la scène.

Voix 1. – (crie) Debout, debout là, il est où, il est où ?
Voix 2. – (crie) Bouge !

On entend un enfant crier et se mettre à pleurer, on ne sait pas très bien si ça vient de cette maison ou de celle d’à côté.

Voix 3. – Ma femme n’est pas habillée
Voix 6. – Je n’ai pas de vêtements –
Voix 2. – IL A DIT DEBOUT DEBOUT LÀ DEBOUT DEBOUT DEBOUT
Voix 4. – Nous sommes des civils –

Bruit d’une porte qui s’ouvre et d’un fusil qu’on arme puis d’un enfant qui crie et qui pleure de terreur, l’enfant continue de pleurer jusqu’à la fin de la scène.

Voix 4. – Ne la pointez pas sur lui c’est un enfant
Voix 5. – Fais-le sortir alors
Voix 1. – Il est où ? Crache !
Voix 2. – Bouge, on veut parler à ton mari
Voix 6. – Je ne le laisse pas tout seul avec vous
Voix 2. – Bouge ton cul d’ici et prends ton –
Voix 3. – On ne sait rien

Bruit de quelqu’un qui tombe à la renverse, le soldat a donné un coup de pied à l’homme et l’a fait tomber.

Voix 6. – Laissez-le !
Voix 4. – Je suis en train de filmer
Voix 5. – Quoi ?
Voix 4. – J’ai une caméra et le monde entier va voir ça
Voix 5. – POSE ÇA TOUT DE SUITE
Voix 3. – Calmez-vous s’il vous plaît
Voix 5. – ARRÊTE DE FILMER
Voix 3. – Je vais venir avec vous – laissez ma femme et mon enfant –
Voix 2. – FAIS-LES SORTIR
Voix 5. – IL FILME ENCORE ?
Voix 1. – Il est où ?
Voix 2. – QUI ? QUI est-ce qui filme ?
Voix 5. – Lui
Voix 2. – QUI est-ce QUI FILME PUTAIN !
Voix 5. – Lui

Projection brutale de la vidéo de l’homme à la caméra, l’infrarouge termine sa mise au point, on voit un soldat en treillis juste devant lui, qui braque un fusil sur lui.

Voix 2  / Le Soldat. – PUTAIN TU POSES ÇA TOUT DE SUITE JE VAIS TIRER


Fragment

(1948) Au centre du plateau, un corps – c’est un petit garçon. Son visage et ses mains sont recouverts de bandages, ainsi que l’une de ses jambes. Il a un bras en écharpe.
Une pause.

Le Garçon. – Maman !

Un temps.

Le Garçon. – Maman ! Viens ! Il faut que tu viennes !

Un temps.
Le père du garçon entre précipitamment.

Le Père. – Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Garçon. – Où est maman ?
Le Père. – Elle étend la lessive – pourquoi est-ce que tu cries – calme-toi !
Le Garçon. – Il faut qu’elle vienne, je peux plus respirer – tu l’as trop serré
Le Père. – Fais voir

Il examine les bandages qui couvrent le visage du garçon et les remet en place autour de son nez.

Le Père. – C’est mieux comme ça ?
Le Garçon. – Pas vraiment
Le Père. – Respire par la bouche
Le Garçon. – J’ai chaud. Quand est-ce qu’ils arrivent ?
Le Père. – D’un instant à l’autre
Le Garçon. – C’est ce que tu as dit il y a une demi-heure
Le Père. – Ils vont venir. Ils ont dit qu’ils viendraient et ils vont venir. Tu sais que ce n’est pas facile pour eux de circuler

Un temps.

Le Père. – Arrête de crier maintenant d’accord, sois sage. Ils vont venir. Sois sage
Le Garçon. – Qu’est-ce que je peux faire ? Je veux jouer mais je peux pas comme ça
Le Père. – Réfléchis alors. Réfléchis à la chance que tu as. D’avoir tes deux parents avec toi ici, à ce que tu veux faire dans la vie, aux études que tu feras à l’université. Moi je crois que tu devrais faire médecin, pas toi ?
Le Garçon. – Parce que tu es médecin, c’est ça ?
Le Père. – Pas seulement pour ça, mais parce que c’est instinctif chez toi. Souviens-toi du petit oiseau que tu avais trouvé, tu lui avais fabriqué un lit, tu l’avais gardé au chaud
Le Garçon. – Il est mort
Le Père. – Réconforté. Et digne. Grâce à toi
Le Garçon. – Mais un médecin doit aider les gens à aller mieux, pas les aider à mourir
Le Père. – Quand on ne peut plus aider alors il faut savoir rendre le départ plus facile
Le Garçon. – Comme Saïd ?
Le Père. – Oui

Un temps.

Le Père. – Sois bien sage maintenant, je les fais venir ici quand ils arrivent d’accord ?
Le Garçon. – D’accord
Le Père. – Et n’appelle pas ta mère, elle est très occupée
Le Garçon. – Elle ne sait pas qu’ils viennent, c’est ça ?

[…]

L’autrice

Hannah Khalil

Hannah Khalil est une autrice irlando-palestinienne vivant à Londres. Ses textes sont régulièrement montés et lus sur les scènes anglaises. Les questions sociales et politiques sont au cœur de son travail (condition des femmes détenues, histoire de la Palestine). Elle travaille actuellement pour le National Theatre of Scotland, le Globe Theatre de Londres et The Royal Shakespeare Compagny.
http : //www.hannahkhalil.com


Entretien avec Hannah Khalil, par Simon Grangeat & Ronan Mancec

Est-ce que tu peux nous parler un peu de ton parcours ? Du chemin qui te mène jusqu’à te mettre à écrire du théâtre ?
Mon père est palestinien, originaire d’un tout petit village au nord de la Cisjordanie. Ma mère est irlandaise, de Kilkenny, et je suis née au Royaume-Uni. Quand j’étais tout petite, mon père a obtenu un poste à Dubaï. À l’époque, ce n’était pas une ville importante et le désert était encore très présent. J’y ai passé une grande partie de mon enfance. À cause de la chaleur, nous revenions passer tous les étés en Irlande. Adolescente, j’étais à l’internat au Royaume-Uni. Je crois que j’ai toujours écrit, mais je n’ai commencé à écrire du théâtre qu’une fois étudiante. Je voulais être comédienne, mais je ne pensais pas que mes parents l’accepteraient parce que j’avais de bons résultats scolaires… J’ai fait des études d’anglais et de théâtre, c’est là que j’ai commencé à écrire des pièces. En fin de cursus, l’évaluation pouvait consister en l’écriture d’une pièce de théâtre, et c’est ce que j’ai fait. J’ai écrit une pièce d’une quinzaine de minutes. L’idée était venue d’une remarque qu’on m’avait faite, comme quoi je n’avais pas de copain à l’époque. J’étais très en colère et cette courte pièce était une réponse. Et la pire des choses qui pouvaient m’arriver avec cette première pièce est arrivée : j’ai gagné un prix d’écriture. Ça m’a fait croire qu’écrire était facile.

Est-ce que tu peux nous parler des origines de l’écriture de 71* ans de fragments ? Quel a été le déclencheur de l’écriture ?
Quand j’ai commencé à écrire des pièces, j’évitais toujours le sujet de la Palestine. Parce que j’avais peur de me confronter à un tel sujet, et que je ne me sentais pas légitime ou pertinente. J’écrivais systématiquement en intégrant des personnages arabes, parce que j’étais assez dérangée par les rôles caricaturaux qu’on donnait aux acteurs et actrices arabes au Royaume-Uni – la ceinture d’explosifs, tout ça… Et un jour j’ai assisté à une conférence à la School of African and Oriental Studies, sur l’importance de raconter des histoires, sur qui a la parole dans un contexte colonial. J’y ai découvert le travail d’un documentariste israélien, Eyal Sivan, qui travaillait à ce moment-là sur un projet intitulé Towards a Common Archive, où il demande à des Israéliens et des Palestiniens qui ont connu 1948 de raconter leur histoire à l’écran – évidemment ce sont des personnes très âgées aujourd’hui. Je suis ressortie transportée par toutes ces histoires, et par le traitement du sujet palestinien. Cela a donné non pas 71* ans, mais une pièce qui la préfigure, Plan D, l’histoire très simple de ce qui arrive à une famille en 1948. Quelques années plus tard quand elle a fini par être montée, à Londres, les spectateurs et spectatrices venaient vers moi et me racontaient des histoires toutes plus incroyables les unes que les autres. Les écrire une par une m’aurait occupée pour le restant de mes jours… Alors j’ai eu l’idée de les rassembler en une seule pièce, qui balaye largement ces expériences de vie sous l’occupation. C’est comme ça que 71* ans est née. Je ne m’en suis pas rendu compte à l’époque, mais quelques années auparavant j’avais vu Scenes from the Big Picture d’Owen McCafferty, dont la structure est très proche de celle de 71* ans, où l’on rebondit d’une histoire à une autre à travers Belfast. Je crois qu’il y a eu là une clef : m’autoriser à faire ça… Les films d’Eyal Sivan fonctionnent comme ça aussi, par rebonds ; et leur humour noir a certainement influencé le ton de 71* ans.

On sent dans le texte une connaissance très profonde du sujet dont tu parles, est-ce que cela vient de ton expérience personnelle ou bien de sources extérieures (reportages, vidéos, photos, témoignages…) ?
Ma famille palestinienne vit essentiellement en Cisjordanie, en fait seul mon père l’a quittée. Le personnage qui vient se faire délivrer un passeport et se fait couper son nom parce qu’il serait trop long, c’est l’histoire de mon père. Je ne connaissais pas cette histoire. Il y a quelques années, mon père a changé d’adresse e-mail, c’était son prénom et un nom de famille que je ne connaissais pas. Je lui ai demandé d’où ça sortait, et il m’a répondu que c’était notre nom de famille. Et il m’a raconté que la première fois qu’il s’était rendu au service des passeports à Jérusalem, à la fin des années cinquante, on lui avait tout simplement coupé son nom. J’ai halluciné. Ce nom ne figure sur aucun de nos papiers d’identité.
Pour l’aspect documentaire, plusieurs des scènes proviennent de vidéos de l’association caritative israélienne B’Tselem. La scène d’ouverture trouve sa source dans une vidéo insoutenable où des soldats de Tsahal pénètrent dans une maison en pleine nuit, il n’y a que les sons… De même la scène du petit garçon qui doit rendre visite à son père en prison vient d’un très beau petit film de cinq minutes…
Pour la scène de la manifestation à Bil’in, elle m’a été racontée par Haitham Khatib, le photographe. Et la fois où ils se sont costumés en personnages d’Avatar a été beaucoup relayée dans les médias, et surtout les réseaux sociaux…

[…]

photographie de Haitham Khatib
photographie de Haitham Khatib
photographie de Haitham Khatib
photographie de Haitham Khatib

Découvrez l’intégralité du cahier
Hannah Khalil

Extraits de 71* ans de fragments, de Hannah Khalil (traduit de l’anglais par Ronan Mancec)
Entretien avec Hannah Khalil, par Simon Grangeat & Ronan Mancec
Un kaléidoscope de la Palestine, par Emmanuelle Thiébot
Textes et pièces de théâtre pour aller plus loin
Photographies de Haitham Khatib


71* ans de fragments a été traduite avec le soutien de
la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale (2018).

71* ans de fragments est édité en anglais sous le titre Scenes from 68* Years, Methuen Drama, Londres, 2016.
La pièce est représentée par Curtis Brown Group Limited, Londres.