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Un monde contemporain où persistent des bribes du monde d’hier. Un port de pêche. L’usine de transformation du poisson va fermer, la flotte de pêche est depuis longtemps réduite. Dans un bar, sur le quai, la patronne, qui écoutait les retours de mer, n’entend plus aujourd’hui que la peur du chômage. Elle ramasse sur la plage des objets ayant appartenu à des femmes et des hommes qui peut-être ont traversé la Manche.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2019, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’autrice avec Penda Diouf & Anthony Thibault et les photographies de Jobic Madec.

Il y a tellement peu de marchandises que les acheteurs ne viennent plus. Ils préfèrent aller dans un port plus gros. La criée fermera bientôt.

Le Comptoir où le monde s’est arrêté, Maïna Madec

La Pièce

Présentation

Dans une ville de taille moyenne, un port de pêche.
Quatre bateaux de pêche, trois caseyeurs et un chalutier, sont amarrés aux pontons.
Au-dessus, une usine de transformation du poisson nommée La Persévérante.
À côté, la criée. Sur le quai, un bar : L’Abri du marin.
À l’intérieur, un baby-foot et un distributeur de cacahuètes.
Sur les murs sont accrochées des photos. Portraits, photos de soirées. En noir et blanc et en couleur, certaines un peu floues. Il semble qu’à l’intérieur le temps soit passé un peu moins vite qu’ailleurs. Le comptoir est en zinc. Au fond du bar, dans une autre salle, un étal à poissons.


Extrait de la pièce

Chantal. – (au public) La pompe à bière sera actionnée à partir de maintenant à intervalles réguliers. La machine à café aussi. Ici j’ai surtout des habitués. Ils n’ont pas besoin de passer commande, je connais leurs habitudes. Je sais exactement quoi leur servir et à quelle fréquence les resservir. Certains ont l’habitude de s’installer au comptoir, d’autres en salle. Dans l’après-midi, s’il y a des personnes de passage, je leur servirais peut-être des jus, des sirops, des limonades. La salle se remplira à l’heure de l’apéritif. Alors ce sera les kirs, les alcools, les cocktails. Puis le rythme ira en s’accélérant jusqu’à la fermeture. (Elle hausse le volume pour imiter ses clients.) « Chantal, tu remettras une tournée ? » « Chantal, la même !! » En fin de soirée, une bagarre se déclenchera peut-être.
L’autre fois, Marco tapait dans ses mains et chantait joyeux anniversaire à Nono qui lui en a décollé une. C’est vrai que Marco ne s’arrêtait plus de chanter joyeux anniversaire mais quand même, je n’ai pas compris pourquoi Nono lui en avait décollé une. C’est en général le moment que je choisis pour crier : on ferme !!!
Aujourd’hui, il y a un peu de monde. Quelques-uns resteront là jusqu’à ce soir, d’autres partiront ou arriveront. Certains sont tellement proches de moi des heures durant et ce depuis des années que je connais la couleur de leurs yeux, leurs tics de langage, leur rapport à l’alcool, à l’argent, à l’amour, au travail. (Elle désigne deux femmes assises à une table.) Là c’est Scarlett. La jeune femme qui est avec elle, Henda, est arrivée ici hier.

Chantal, sans quitter le comptoir, tire un lien et le rideau en plastique s’ouvre laissant apparaître l’étal. Les deux femmes se lèvent et viennent se placer derrière l’étal.

En bas, des caisses en plastique et une glacière.
Scarlett. – (prenant de la glace et la plaçant sur l’étal) On va mettre d’abord la glace puis on sortira les poissons. Tu placeras devant les plus beaux, ceux qui ont le plus de valeur.
Henda. – (prenant un poisson) Il a de la valeur celui-là ?
Scarlett. – Eh non, perdu !! C’est un lieu, ça ne vaut rien. Le bar oui. Le rouget, la sole aussi. Avant j’étais sûre que quasiment toute ma pêche partait à la criée. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. J’en vends une partie à l’usine et j’en propose ici, directement à la vente.
Henda. – Ça fait longtemps que tu fais ce métier ?
Scarlett. – (dispersant la glace) À mon compte, ça fait vingt-huit ans. J’ai eu mon bateau le vingt août mille-neuf-cent-quatre-vingt. Je m’en souviens parce que c’était le jour de la mort de Joe Dassin. Ça ne me paraît pas si lointain la mort de Joe Dassin et pourtant ce port n’a plus rien à voir avec celui des années quatre-vingt, encore moins avec celui de mon enfance. De cinquante-sept bateaux de pêche dans les années soixante-dix, c’est passé à vingt-neuf en mille-neuf-cent-quatre-vingt-deux puis quinze en deux-mille-un, dix en deux-mille-cinq jusqu’à aujourd’hui où nous ne sommes plus que quatre.
Henda. – Si vous êtes moins nombreux, ça doit être plus simple pour toi de vendre ton poisson ?
Scarlett. – (disposant les poissons sur l’étal) Au contraire. Ça fait l’effet inverse. Il y a tellement peu de marchandises que les acheteurs ne viennent plus. Ils préfèrent aller dans un port plus gros. La criée fermera bientôt. Avant, quand la ville s’endormait, le port se réveillait. Le surveillant de la criée lançait un coup de sifflet et ça partait pour les enchères. Tout se faisait à la voix. Le crieur gardait le rythme deux ou trois heures durant. Il était surnommé Adamo par les pêcheurs parce qu’il avait toujours ses mains sur ses hanches presque comme dans la chanson d’Adamo. Sauf que dans la chanson d’Adamo les mains de l’homme sont sur les hanches de la fille et que le crieur lui gardait ses mains sur ses hanches à lui. Le crieur connaissait par cœur les tics des mareyeurs. L’un faisait un clin d’œil, l’autre un coup de tête, un autre se touchait l’oreille. Ils signifiaient ainsi qu’ils voulaient acquérir le lot. Aujourd’hui les mareyeurs et les poissonniers appuient sur des boutons pour faire monter les enchères. Tout est électronique. Je l’ai encore en tête la voix d’Adamo. (Elle imite le crieur d’une voix nasillarde.) Lieu noir-520-530-540, 540 adjugé. Chinchard. 910-920-930…

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L’autrice

Maïna Madec

Maïna Madec a grandi sur une presqu’île bretonne. Elle partage son activité entre la scène et l’écriture. Elle a obtenu le deuxième prix du Cercle des Nouveaux Écrivains pour la nouvelle Nul n’amadouera le chien du pont de l’Alma et son Récit d’un voyage en Biélorussie a été publié dans le journal Libération. À partir de son texte Miss Alaska Usa sur la disparition d’une île d’Alaska (conséquence du réchauffement climatique) et le sort de ses habitant·es de culture inuite, elle a monté un spectacle en collaboration avec Camille Riquier (compagnie Lieux Dits Scénographies). Elle est depuis deux ans comédienne et autrice au sein du Théâtre du Grain à Brest.

février 2023


Entretien avec Maïna Madec, par Penda Diouf & Anthony Thibault

Aujourd’hui, nous sommes le 8 mars 2019 (journée internationale des droits des femmes), et j’ai envie de te poser cette question : être une femme, est-ce une barrière, un frein dans ton travail en tant qu’autrice ?
Spontanément, j’aurais répondu non. Du moins pour le temps de la création d’un texte. À ce moment-là, c’est moi qui décide et c’est sans doute le seul moment où je me sens entièrement libre de décider. L’écriture étant mon plus grand espace de liberté, j’ai du mal à l’associer à une notion d’empêchement. Et puis en général ce sont aussi ces barrières qui me poussent à écrire. Mais en réfléchissant à la question et puisque je suis en train d’écrire un texte en ce moment, je m’aperçois qu’il faut que je sois moi-même vigilante afin que mon imaginaire ne se calque pas sur des clichés notamment sur la question de la répartition des rôles femmes-hommes.Même si j’écris depuis longtemps, c’est nouveau pour moi de me définir en tant qu’autrice. Ensuite je pense que « ce qui nous empêche » peut-être une combinaison de différents facteurs qui varient selon les personnes. Je crois que pour moi par exemple en ce moment la question économique est importante. Comment rester disponible pour écrire tout en ayant en parallèle d’autres activités dites « alimentaires » ?

Quelle est la genèse de ton texte ? As-tu eu besoin de sources de documentation et si oui, lesquelles ? Comment pourrais-tu présenter ta pièce en quelques mots ? Peut-on parler de théâtre documentaire ?
Ce texte a été écrit spécifiquement pour votre appel à textes, mais en sont ressortis des thèmes sur lesquels j’écris depuis longtemps. Qui me touchent. Dans ce texte il y a la trace de textes antérieurs.Contrairement à d’autres écrits où il y a une longue phase de recherches documentaires en amont, celui-ci est plus inspiré de choses vécues. Bien sûr je complète toujours mes informations par le biais de recherches, d’entretiens. Ici mes recherches sur les noms des bateaux partis à la casse dans le cadre du Plan Mellick (plan de réduction de la flottille de pêche – 1991) venaient confirmer certains souvenirs d’enfance ou récits familiaux. En fait, mes recherches m’ont surtout permis de confirmer ou infirmer des intuitions. La fiction n’opère que dans l’alliance des situations, situations qui elles sont toutes issues du réel.Pour présenter ma pièce, elle parle d’un monde, inspiré du lieu où j’ai grandi où perdure encore, malgré une économie basée sur le tourisme, une culture spécifique notamment celle de la pêche.

Dans ton texte, nous sentons que tu as été touchée par cette période. Peux-tu nous en dire un peu plus ? Des souvenirs notamment. Penses-tu que la Bretagne est encore touchée par cette époque Mellick ?
Il y a eu ces dernières années des plans de réduction de la flotte de pêche mais qui portent d’autres noms. Le Plan Mellick, qui était le nom du ministre délégué au ministère de la Mer ayant élaboré ce plan, est spécifique à cette époque : le début des années quatre-vingt-dix. Les noms sont donc différents selon les périodes mais le principe est le même.Je crois que ce texte, en tout cas pour les questions relatives à la pêche, est le résultat de plusieurs périodes de ma vie puisque j’ai grandi sur une presqu’île. Mes parents avaient des copains pêcheurs insulaires. Je les voyais quand ils s’arrêtaient chez nous. Ce sont ces pêcheurs-là qui étaient concernés par le plan Mellick.

On a sur la côte bretonne une culture assez forte qui, il me semble, passe par le récit.
J’ai passé beaucoup de temps durant mon adolescence à Belle-Île-en-Mer. Avec des amies nous fréquentions un café où toutes les générations étaient présentes. Nous avons donc entendu des récits, notamment de pêcheurs : marins de commerce, marins-pêcheurs et aussi pêcheurs de pouces-pieds. Les pouces-pieds, c’est une pêche vraiment liée à ce territoire : Quiberon, Belle-Île. Ce que j’adore dans ma culture, c’est qu’il y a des chansons, un vocabulaire, des surnoms, un humour spécifique qui nous relient, qui sont liés au territoire, aux métiers pratiqués… C’est quelque chose que je trouve très précieux et que j’aime observer dans d’autres cultures.À cette époque, on chantait souvent dans ce café. Je me souviens d’une fois où nous chantions l’une des chansons d’un chanteur local qui était mort peu de temps auparavant. La patronne a versé de la bière sur le sol en disant : « À nos morts !!! » À la suite plusieurs prénoms ont été cités. Cette phrase est présente à un moment dans mon texte. En fait, je crois que j’ai peur que ces singularités disparaissent au profit d’un monde plus uniformisé, aseptisé.

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Le Maryflam, Jobic Madec
Le Maryflam, Jobic Madec

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Maïna Madec

Extraits de Le Comptoir où le monde s’est échoué, de Maïna Madec
Entretien avec Maïna Madec, par Penda Diouf & Anthony Thibault
Le Maryflam, photographies de Jobic Madec