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Agathe Charnet livre un récit déconstruit, traversé de vertiges, pour parler de la mémoire, de la quête des origines et de notre besoin de s’inscrire dans l’Histoire.

Découvrez le cahier que La Récolte lui a consacré en 2020, avec des extraits de la pièce, un entretien par Faustine Noguès, un éclairage de l’historienne Naïma Yahi et les photos d’Inès Coville.

Francis Fukuyama. Harvard University, The End of History ! Nous sommes arrivés à une ère où le libéralisme triomphant allié à une technologie galopante nous libère progressivement des conflits idéologiques, nous arrivons à une ère de paix et de stabilité pour l’humanité, où la démocratie libérale régnera en maître sur la planète ! Nous serons les derniers à avoir souffert, nous sommes comme des chariots lancés à pleine vitesse contre un mur de verre, et ce mur, nous allons le faire voler en éclats. Nous sommes les derniers êtres vivants à subir cette vie misérable, laborieuse, infamante, demain tout sera simple, évident, magnifique,
en l’an 2000 tout sera différent !

Tout sera différent, Agathe Charnet

La Pièce

Extraits

Scène 1 – L’annonce

Toulouse, 2018.
Alma, le professeur Fitoussi.

Professeur Fitoussi. – Madame Brunel ? Alma ?
Alma. – Bonjour. (Ils se serrent la main.) Vous allez bien ?
Professeur Fitoussi. – Entrez, entrez. Installez-vous, installez-vous. Alors, comment ça va Alma ?
Alma. – Ça va, je crois. Oui. Je sors d’une mauvaise grippe. Enfin, d’un gros rhume. Enfin, quelque chose comme ça. J’ai eu de gros ganglions… Enfin, bref.
Professeur Fitoussi. – C’est la période… C’est toujours ça à la rentrée n’est-ce pas, pif paf pouf, le choc de la reprise. Et votre euh recherche, comme vous dites, ça avance ?
Alma. – Je crois oui, je crois que les choses commencent à se mettre en place… Je suis encore en attente d’un financement important, une bourse du CEREM, enfin bref, on verra bien.
Professeur Fitoussi. – Tant mieux, Alma, tant mieux. Si je puis me permettre, vous devriez penser à vous ménager du temps aussi, pour de menues distractions, des sorties bucoliques, des petites soirées à thème, des bals costumés. Du temps de ma propre thèse, même si ce n’est pas comparable, mon Dieu, j’étais toujours sur les rotules, si je puis dire.
Alma. – Oui. Oui.
Professeur Fitoussi. – Enfin, bon, Alma. (profonde inspiration) Si je vous ai convoquée aujourd’hui, c’est parce que, si je puis me permettre… les nouvelles concernant votre mère ne sont pas bonnes.
Alma. – Je sais.
Professeur Fitoussi. – La dernière ponction de moelle osseuse a révélé ce que nous craignions. La maladie s’est installée à un stade avancé et les facultés de votre mère à s’exprimer, à communiquer même, avec le monde extérieur, sont désormais altérées de façon, si je puis me permettre, disons irrévocable.
Alma. – Je m’en doutais bien.
Professeur Fitoussi. – Le bilan des dernières séances avec l’orthophoniste nous poussent à confirmer nos intuitions. Votre mère a atteint un stade d’aphasie presque total. Elle est désormais incapable de donner la définition de mots simples, de reconnaître et nommer les couleurs primaires, d’indiquer avec précision sa date de naissance, ou la vôtre.
Alma. – Ça fait des années qu’elle a oublié ma date de naissance.

Un silence.

Je sais tout ça. Je sais. On le sait.
Professeur Fitoussi. – Ce que je veux vous dire, Alma, en vous dressant ce bilan qui est, il faut le dire – si je puis me permettre – peu encourageant. C’est peut-être que nous arrivons au stade dont je vous avais parlé dès notre première rencontre. Peut-être, Alma, est-ce le moment d’envisager autrement l’avenir de votre mère.
Alma. – Vous voulez dire, la mettre en maison de retraite ?
Professeur Fitoussi. – Je veux dire obtenir un placement dérogatoire en EHPAD, en effet.

[…]


Scène 8

Paris, 2018.

On ne sait jamais vraiment par quoi ça commence,
Pour ces affaires-là, personne ne le sait précisément.
Des spécialistes disent que ça débute par des troubles plus ou moins caractéristiques,
Certaines pertes d’attention, certaines confusions du langage :
On se retrouve à ne plus savoir si on a pris un Doliprane quand on a mal au crâne.
On se demande où sont les clefs, alors qu’on les a déjà en main.
Parfois, on perd brusquement l’orthographe de certains mots :
Méditerranée, ça prend combien de r ? Combien de n ?

Alma a vu son grand-père, d’abord, perdre les mots,
son vocabulaire redevenir celui d’un enfant avant même que son visage ne soit sénile.
Le champ des possibles qui se rétrécissait alors que son corps était encore capable de courir.
Les derniers temps, avant l’aphasie complète, il ne parlait plus qu’arabe, il éructait des mots en arabe, dans un vieux patois de chez lui. Il parlait de nouveau la langue refoulée de l’enfance alors que durant tant d’années, il avait déformé sa bouche pour prononcer le son peuh le son reuh pour formuler les mots Préfecture, Permis de Séjour, Contrat de Travail. Et voici que le grand-père, lui qui toute sa vie en France avait chuchoté, avait parlé le plus bas possible dans ce français qu’il maîtrisait si peu, si mal, voici que, assis sur sa chaise roulante dans la maison de retraite, il braillait à pleins poumons des comptines dans la langue du pays perdu, avec une pugnacité qui faisait sursauter les aides-soignantes.

Alma alors a compris.
Elle a compris que, parfois,
Les mots, ils sont tous accumulés dans un coin de la tête comme des oiseaux effrayés, ils ne veulent plus sortir de leur cage,
On les a en permanence, comment dit-on déjà, sur le bout de la langue,
Les mots, sous le crâne, ils se pressent, ils se bousculent mais on ne les trouve pas, on ne pourra bientôt plus jamais les trouver.

Les mots, ils vous restent en travers de la gorge.

[…]

L’autrice

Agathe Charnet

Journaliste, autrice et comédienne, Agathe Charnet est diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’Université Diderot en Lettres modernes. Elle se forme au théâtre au Conservatoire du Xe arrondissement et au Studio de Formation Théâtrale. Cofondatrice de la compagnie Avant l’aube, elle écrit Rien ne saurait me manquer (J’ai découvert Pierre Rabhi sur mon iPhone 7) et Tout sera différent. Militante féministe, elle étudie la sociologie du genre à l’EHESS.


Entretien avec Agathe Charnet, par Faustine Noguès
dialogue dramatique confiné

Cet entretien a été réalisé en visioconférence le 17 mars 2020, premier jour du confinement lié au Covid-19.

Difficile de ne pas évoquer la situation que nous sommes en train de vivre. Est-ce que ça t’inspire, te donne envie d’écrire ?
Oui, forcément. On vit quelque chose d’inédit et c’est terrifiant et fascinant à la fois. Ça donne envie, quand tu pratiques un métier artistique, de créer, de partager à partir de ça, comme une sorte de réflexe pour tenter de ne pas te sentir totalement inutile. Mais, pour l’heure, je me sens incapable d’écrire une ligne, je suis trop hébétée par les assauts du réel, j’ai besoin, autant que possible, de digérer les choses. On a toujours tendance, sur le coup, à parler de la situation en cours, mais je ne suis pas sûre que ce soit celle-là la plus intéressante. Je pense que la plus intéressante, c’est l’après. Même si cet après fait peur. C’est comme au théâtre, je trouve beaucoup plus intéressant d’écrire ce qui se passe après une catastrophe, plutôt que de dire la catastrophe en elle-même. L’après, c’est ce qui n’est pas pensé, ce qui n’est pas préconçu. C’est la chose pour laquelle on n’a pas le mode d’emploi.

Plus généralement, quel rapport entretiens-tu avec le réel et l’actualité dans ton travail d’écriture ?
Je n’écris qu’à partir du réel. Je ne fais pas du tout ce qu’on appelle du théâtre documentaire, c’est-à-dire que je ne retranscris pas telles quelles des scènes que je vois. Mais ce qui m’inspire, c’est le temps présent, la manière dont le monde est secoué, les absurdités, les injonctions contradictoires auxquelles on assiste. Un peu comme toi je pense, tu te nourris de choses extrêmement précises tout en les détournant par le théâtre. Comme ce que tu as fait en réinventant pour la scène l’épopée rocambolesque des élections islandaises de 2010 dans ta pièce Surprise parti. Tu pars de l’événement pour en faire théâtre. C’est ça qui m’interpelle. Là tout de suite par exemple, ce qui me fascine avec le confinement, c’est ce qu’il provoque dans la vie familiale et les histoires d’amour. J’ai envie d’observer, à distance, via les réseaux sociaux, les choix que les gens ont faits ou pas face à la question : avec qui doit-on se confiner ? Les situations improbables que ça a occasionnées, les gens qui se connaissent à peine et qui se confinent ensemble, les couples en rupture qui se retrouvent entre quatre murs…

Tu penses que ça peut créer du renouveau dans nos modèles de relations amoureuses ?
Ça crée des duos, des trios, des solitudes. Il y a des gens qui retournent dans leur famille alors qu’ils n’ont pas vécu avec leurs parents depuis dix ans. Ça reconfigure les rapports dans des huis clos donc c’est forcément heuristique sur le plan théâtral. Si ça dure vraiment longtemps, ce qui se profile, il faudra raconter ce qui va se dessiner au niveau des relations humaines, dans des univers fermés, face à un monde à l’arrêt. C’est profondément théâtral ce qu’on est en train de vivre. Pour l’instant, dans la classe sociale au sein de laquelle j’évolue, ça fait plutôt théâtre de boulevard parce qu’on n’est pas encore directement impactés. Enfin, je veux dire, même si on est au chômage forcé, on reste chez nous. On a même l’air de (re) découvrir les inégalités sociétales. Alors qu’on est en tout tellement privilégiés : on vit une catastrophe de luxe, tout en attendant de voir, un brin inquiets, jusqu’où va s’étendre la dystopie. Car on vit avec l’ombre de la dystopie. Il y a des voix venues du fond des temps qui nous chuchotent, depuis longtemps déjà, que nous sommes en train de franchir une frontière dans ce que nous avons vécu du réel, qu’on est en train de basculer vers le tragique. Qui nous affirment que certains ont déjà été frappés. Et qu’il faudra écrire et faire du théâtre après ça (oui, j’ai un naturel très positif !).

Tu dis que tu pars du réel pour écrire, quel a été le point de départ de ton premier texte, Rien ne saurait me manquer ?
C’était une création en dialogue avec ma compagnie. À l’époque on voulait écrire sur les injonctions au bonheur qui pèsent sur notre génération d’urbains connectés : le management de la start-up nation, les figures de la réussite et de l’échec. J’ai deux amis qui se sont suicidés autour de 27 ans, qui est un âge de suicide signifiant dans la pop culture, et je me suis demandé pourquoi on pouvait avoir envie de mourir à cet âge-là. J’en suis venue à la conclusion que c’est un âge où l’on choisit de dire oui ou non à l’existence. Un âge où l’on est assez mûr pour savoir ce qui nous attend a priori dans le monde occidental et ultra-libéral. C’est un âge où l’on accepte de faire ce pacte avec la vie. Finalement Rien ne saurait me manquer est un texte plutôt drôle mais ces événements terribles étaient présents de façon sous-jacente, avec la question de pourquoi on continue et comment on devient adulte dans ce monde. Puis les enjeux de l’effondrement écologique sont apparus au fil des réécritures du texte, cette idée du collapse et de notre génération de vingtenaires face au péril écologique est devenue obsédante.

[…]

Et cueille le jour, Inès Coville
Et cueille le jour, Inès Coville
Et cueille le jour, Inès Coville

Découvrez l’intégralité du cahier
Agathe Charnet

Extraits de Tout sera différent, d’Agathe Charnet
Entretien avec Agathe Charnet, par Faustine Noguès
La génération des jeunes trentenaires a une très forte demande de narration, entretien avec Naïma Yahi – historienne, par Agathe Charnet & Maya Ernest
Et cueille le jour, photographies d’Inès Coville