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S’inspirant de la pensée magique, Sophie Merceron nous offre une histoire d’ados. « L’histoire de trois enfants. Enfin, plus vraiment enfants en fait. Mais pas encore des adultes. » Deux garçons, Simon et Ulysse, et une fille, Ana, une fée aux cheveux bleus qui vient bousculer leur routine. Trois ados qui ont conservé de l’enfance la capacité de se transformer en êtres de fiction, mais qui ont suffisamment morflé pour qu’il n’y ait plus d’illusion chez eux.

Découvrez le cahier La Récolte a consacré à cette pièce en 2020, avec des extraits de la pièce, une rencontre entre l’autrice et l’écrivaine Marie Nimier, le regard du metteur en scène Guillaume Bariou,
et les photographies de Jérôme Blin.

Ana. – Tu voulais savoir pourquoi je suis là ? C’est parce que je veux pas faire leur ballet aquatique.
Jamais, ça jamais. Il paraît que je suis pire qu’un garçon manqué, alors, voilà, je suis là.
Simon. – Un garçon ? Manqué ? C’est quoi ?
Ana. – C’est pas du tout une fille et pas vraiment un garçon. Tu comprends ? C’est rien. C’est moi, il paraît.

Les Pieuvres, Sophie Merceron

La Pièce

Présentation

La pensée magique est une expression, définissant une forme de pensée, qui s’attribue la puissance de provoquer l’accomplissement de désirs, l’empêchement d’événements ou la résolution de problèmes, sans intervention matérielle. Ce type de pensée se manifeste principalement au cours de l’enfance et est, à l’âge adulte, appréhendé par la médecine comme un symptôme d’immaturité ou de déséquilibre psychologique.


Extraits de la pièce

1 –

Dans les vestiaires. Simon est en slip de bain. Pieds nus. Un bonnet de bain sur la tête. Lunettes de plongée relevées. Il frappe à la porte des toilettes.

Simon. – Ulysse, ouvre la porte !
Ulysse. – Non.
Simon. – Ulysse, ouvre la porte. Sois pas bête, ouvre la porte.
Ulysse. – NON et NON.
Simon. – Ulysse, tu vas pas y rester toute la nuit dans les toilettes, sors s’il te plaît. (silence) Ulysse. (silence) Ulysse Ulysse Ulysse Ulysse Ulysse Ulysse. (silence) Allez ! Je te donne mon sandwich si tu ouvres cette porte.

Ulysse ouvre la porte. Il sort. Il est en slip de bain. Un bonnet de bain sur la tête. Lunettes de plongée sur les yeux.

Ulysse. – J’en veux pas de ton sandwich.
Simon. – Ah bon ? T’en es sûr ?
Ulysse. – J’en veux pas de ton sandwich.
Simon. – D’accord. Comme tu voudras.

Ulysse s’assied sur un banc. Temps. Simon le rejoint.

Simon. – Ça va ?
Ulysse. – Non.
Simon. – Allez, Ulysse te casse pas le bonnet avec cette histoire. Ces filles, c’est que des morveuses.
Ulysse. – Elles m’ont appelé Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc. J’y retournerai plus jamais dans cette piscine pourrie. Plus jamais.
Simon. – D’accord. Comme tu voudras.

Temps.

Ulysse. – (pour lui-même) J’aurais pu, je sais que j’aurais pu. L’était pas si haut ce plongeoir. Mais ce type, là. Pourquoi il me crie dessus ? Avec son slip de bain et tous ses muscles, là. À me crier dessus. Il y a pas le feu. Juste une minute. Une minute de plus. Il y a pas le feu. Et puis pourquoi il la met si loin sa perche ? Il sait bien qu’elle est trop loin. À me crier dessus. Et toutes ces filles, là. À faire les sirènes dans la flotte avec leurs frites. Alors après ça se brouille. C’est tout brouillé devant mes yeux. Et la voilà qui revient, la voix. C’est comme ça. Je voulais pas. C’est à cause de lui, là. Avec son slip et son bonnet et tous ses muscles.
Simon. – Ulysse, ça va ? Elle est toujours là ? Tu l’entends, là ?
Ulysse. – Non, elle est partie. C’était seulement tout à l’heure en haut du plongeoir.
Simon. – D’accord.

Ulysse retire ses lunettes de plongée. Simon partage le sandwich. Ils mangent.

Ulysse. – Tu sais Simon, j’allais le faire son plongeon, j’y étais presque, c’est à cause de lui aussi…
Simon. – Je sais Ulysse. (long temps) Maître-nageur c’est vraiment nul comme métier.
Ulysse. – Ouais. Je voudrais pas être à sa place. Toute la journée, porter des slips ridicules et des claquettes et un bonnet qui te comprime le cerveau, pas étonnant qu’il soit si hargneux. Si j’étais plus fort, je le pousserais dans la flotte avec ses frites.
Simon. (chantonnant) On s’en fout. J’ai fait pipi dans l’eau.

2 –

Comme dans un rêve, on voit Ulysse sauter d’un plongeoir, très haut. S’élancer dans les airs. Tourner et tourner sur lui-même. Comme s’il avait des ailes. Puis plonger dans l’eau bleue.

3 –

Dans les vestiaires. Ulysse est en jogging. Il frappe à la porte des toilettes. Derrière la porte, Simon tousse et tousse et respire d’une étrange manière.

Ulysse. – Simon, ouvre la porte !
Simon. – Non.

Simon respire bruyamment.

Ulysse. – Simon, ouvre la porte. Sois pas bête, ouvre la porte.
Simon. – NON et NON.

Simon tousse et tousse et respire bruyamment.

Ulysse. – Allez Simon. Ta machine, il faut que tu respires dans ta machine. Tu vas encore tourner de l’œil sinon.
Simon. – La porte. Par-dessous la porte.

Ulysse lui passe la petite machine par-dessous la porte. Silence. Temps. Simon sort. Il est en jogging lui aussi.

Ulysse. – Ça va Simon ?
Simon. – Ça va.

Simon s’assied sur le banc. Ulysse le rejoint.

Ulysse. – T’as bien failli y laisser tes poumons cette fois.
Simon. – Je déteste ça, tu sais ça ? La course de haies, je déteste ça. Sauter et courir et sauter et courir encore. Et l’autre là, avec son sifflet. À nous crier dessus, de sauter plus haut et courir plus vite. Tout rouge avec son sifflet. À sauter les haies. On n’est pas des chevaux !

Simon respire dans sa petite machine.

Ulysse. – T’y étais presque, Simon. Si ce crétin de Kevin t’avait pas poussé, tu y serais, Simon.
Simon. – J’y retournerai pas. Jamais. Je préfère rester ici, dans ces vestiaires qui sentent les pieds, que de retourner là-bas.
Ulysse. – Alors je reste là. Avec toi.

Simon respire dans sa petite machine.

Simon. – Tu sais Ulysse, plus tard, quand je serai grand et fort, j’aurai plus besoin de cette machine. Je pourrai ouvrir grand la bouche comme ça (Simon ouvre très grand la bouche.) et je pourrai avaler le vent. C’est le médecin qui l’a dit. La gorge, elle reste pas serrée pour toute la vie. En grandissant ça va mieux. C’est une histoire de cycles, il a dit.
Ulysse. – Oui mais en attendant je reste là. Avec toi.

[…]

L’autrice

Sophie Merceron

Sophie Merceron a publié plusieurs textes à L’École Des Loisirs. Avril a obtenu le Grand Prix de Littérature Dramatique Jeunesse 2020. Manger un phoque, le Grand Prix de Littérature Dramatique Jeunesse 2021 et est lauréat de la Bourse Beaumarchais/SACD. Les Pieuvres a obtenu la Bourse Découverte du CNL. Je suis un lac gelé est paru en 2023 (commandé par le metteur en scène Matthieu Roy).
En 2020 elle est autrice associée au Théâtre de la Tête Noire.
Nebraska est paru aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

février 2023


Entretien avec Sophie Merceron, par Marie Nimier

Quand nous nous sommes rencontrées en 2004, tu étais déjà comédienne. Et lectrice, notamment dans le cadre du festival Écrivains en bord de mer. Tu as poursuivi ce travail dans le café littéraire que tu as fondé à Paris, avec deux autres comédiens, L’Ogre à plumes, lieu de rencontres qui a marqué toute une génération d’artistes. Est-ce que ces années en compagnie des auteur.trices ont eu une influence sur ton passage à l’écriture ?
Je viens d’une famille où on ne lit pas ou très peu… Alors la rencontre avec tous ces écrivains a été comme un éveil. Comme si des portes s’ouvraient sur le monde. J’ai été prise d’une frénésie de lecture. Ensuite, je ne pouvais plus m’arrêter, d’où l’envie, tout naturellement, de créer L’Ogre à plumes. C’était un lieu extrêmement vivant, avec une salle de spectacle, un bar/resto et un endroit de lecture. Nous faisions tout, de la programmation à la cuisine. C’était épuisant, mais aussi très excitant de recevoir les auteurs dans cette rue de Paris dédiée à la fête et aux bars de nuit. Quand nous avons fermé le lieu, trois ans plus tard, la nécessité d’écrire a pris le dessus. Cela peut prendre un peu de temps, lorsqu’on est entourée d’écrivains, et qu’on est plutôt habituée à être du côté du plateau, de s’affranchir de la question de la légitimité et d’oser faire lire ce qu’on écrit…

Quel a été le déclic ?
Un ami auteur, Mathieu Simonet, m’a proposé de l’accompagner en résidence d’écriture. J’ai donc séjourné un mois au Performing Arts Forum (http://www.pa-f.net), près de Paris, et j’y ai écrit mon premier texte, Tête creuse. C’est un lieu de résidence où se croisent des artistes venus du monde entier. Des auteurs, mais aussi des chorégraphes, des danseurs, des metteurs en scène… Il y a une grande liberté de création et comme c’est un endroit de recherche, chacun a la possibilité de présenter son travail, là où il en est, comme une continuité, avant de repartir dans des lieux plus institutionnels. Je garde un souvenir très fort de cette expérience.

Tu nous donnes à entendre, à voir, à deviner des personnages « qui ne marchent pas droit ». Des personnages qui doivent faire avec les pieuvres qu’ils portent dans leurs têtes (ou leurs poissons panés, selon les situations), leurs amis ou leur famille imaginaires. Ce sont des êtres en transformation. Entre un âge et un autre âge, mais surtout entre monde extérieur et monde intérieur. Des êtres fragiles, en transition. Est-ce que tu sais ce qui, dans ton histoire ou dans tes influences littéraires, te porte à développer ce genre de personnages ?
Je trouve cette période de l’adolescence fascinante, dans ce qu’elle a d’insolence, de vulnérabilité et de contradictions. Cette période où, comme Ulysse dans Les Pieuvres, on se sent au bout du plongeoir. On lui demande de sauter, alors qu’il préférerait s’envoler. Les adolescents, dans mes pièces, ne sont pas vraiment des rebelles, ce sont plutôt des contemplatifs, qui attendent au bout de ce plongeoir en grelottant. Ils ne savent pas quoi faire de la tristesse qu’ils portent en eux. Les adultes non plus d’ailleurs. Ils sont comme pétrifiés devant l’opacité du monde. J’ai découvert Les Oiseaux de Vesaas il y a quelques années, et j’ai été marquée par le personnage de Mattis. Considéré comme simple d’esprit, Mattis a du mal à communiquer et à saisir ce qui l’entoure. Il est trop fragile pour le monde tel qu’il est. Alors, il reste en retrait et devient spectateur de sa vie.

D’autres textes qui t’ont marquée ces dernières années ?
Il y a peu de temps, quelqu’un qui m’est très cher m’a fait découvrir Amer Béton de Taiyou Matsumoto. Ce livre raconte d’une manière sidérante le quotidien de deux gamins, deux frères orphelins baptisés Noir et Blanc. Ils ont fait de leur ville un étrange terrain de jeux. Noir et Blanc sautent de toits en toits comme des chats. Malgré leur jeune âge, ils survivent dans ce quartier dominé par la pauvreté, la corruption et la violence. Ensemble, ils tiennent tête à un groupe de yakuza et font régner une sorte de loi personnelle dans la ville. Ici, les figures adolescentes sont au centre du pouvoir. Comment vivre avec la violence du monde, comment s’y adapter ? Le plus fragile des deux, Blanc, est submergé de tristesse lorsque vient la nuit. Ce qu’il pressent de l’avenir lui donne le vertige. Ce qui me plaît surtout chez ces personnages, qu’ils soient contemplatifs ou qu’ils sortent les poings, c’est qu’ils ont en commun d’avoir une conscience aiguë du gouffre au bord duquel nous marchons.

[…]

L’Entretemps, Jérôme Blin
L’Entretemps, Jérôme Blin

Découvrez l’intégralité du cahier
Sophie Merceron

Extraits de Les Pieuvres, de Sophie Merceron
Entretien avec Sophie Merceron, par Marie Nimier
Les Pieuvres et l’esprit d’utopie, par Guillaume Bariou
L’Entretemps, photographies de Jérôme Blin


Les Pieuvres est publiée aux éditions L’école des loisirs (2021).