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Katja Brunner signe une pièce polémique pour tenter de repenser le couple victime/ agresseur, pour ce faire elle nous plonge au cœur d’une famille incestueuse.
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2020, avec des extraits de la pièce, un entretien avec l’autrice, un article de la metteuse en scène Manon Krüttli et les illustrations de LaGonz’.

on le lui a dit, qu’elle ferait mieux de garder ça en elle,
car lorsque ça explose, sa vie serait en danger, et être en danger de mort

trop courte des jambes, Katja Brunner

La Pièce

Présentation

Une pièce pour quatre ou cinq comédiens et comédiennes, ou bien treize hommes en peignoir. Toutes les voix font partie d’un je féminin. À part ça, la réalité, au-delà même des perceptions propres au je, est une donnée façonnable de manière interprétative.


Extraits de la pièce

Le conte des jambes trop courtes

Il était une fois un roi, il était marié. Sa femme, la reine, autrefois sorcière, qui pour lui a renoncé à ses propres dieux afin de l’adopter comme Dieu. Elle s’est prosternée devant lui pour prier, et voilà, c’en était fait de l’autonomie. Ça n’a dérangé personne, c’était ce qu’il convenait de faire, et c’était bien. Mariés longtemps, nul bébé n’est venu couronner leur hymen. Après un certain nombre d’hideux avortons, un jour, une princesse s’est échappée de la mère, elle s’est extirpée des entrailles maternelles corrompues, une petite révoltée avec déjà une petite couronne sur la tête, elle s’est frayé un chemin hors de la mère, la petite couronne un joyau sur sa tête dorée, un compliment à toute femme du fait même de l’existence d’un si beau spécimen de la gent féminine. Cet être ne plaisait cependant pas au père qui avait trop fortement désiré un vaillant garçon, un héritier du trône, prince escrimeur, guerrier, combatif, qui saurait apprécier son propre savoir. Et le voilà planté au milieu de cette répugnante féminité, délicate encore, enfantine encore, dont il ne savait d’ailleurs pas faire grand-chose en dehors d’en user pour certains défoulements. Pas d’issue donc, absolument aucune, sauf à trouver un côté positif à la chose, ce que la beauté dont sa fille était pourvue – et pas trop chichement – lui rendait tout de même possible. Il la souleva enfin, lui fit dresser un trône, un trône invisible, spécialement conçu par ses alchimistes. À partir de ce jour, la princesse siégeait sur ce trône trop haut pour qu’elle puisse atteindre le sol avec les pieds, de sorte qu’elle ne pouvait ni avancer ni reculer sans tomber en bas. Elle se résigna donc. Et si elle n’est pas morte, elle y siège toujours.

Évaluation

– Il y a en elle à peu près quinze pensées en même temps
– Tu crois
– À peu près quinze pensées en même temps qui tournent toutes autour de la même chose : c’est injuste, c’est injuste, c’est injuste
– Ça l’est ?
– la pensée, non
– la pensée : c’est injuste, c’est injuste
– oui, par définition elle ne l’est pas, ce n’est qu’une pensée, pas quinze
– elle aimerait être furieuse, mais cette fureur serait dirigée contre elle-même, comment serait-elle en fureur contre elle-même, à ce point – cette fureur destructrice, tu la gardes en toi
– D’où tu tiens ça, toi
– on le lui a dit, qu’elle ferait mieux de garder ça en elle, car lorsque ça explose, sa vie serait en danger, et être en danger de mort pourrait en effet finir fatalement, et tout ça uniquement parce que les gens qui ont une telle histoire font montre et pendule d’un comportement auto-agressif impossible à extérioriser, qui donc touche en dedans, de petites brûlures, un jeu : jusqu’où je peux taillader de la main droite l’avant-bras gauche, entailles dans la zone des organes sexuels, épingles liées aux lèvres de la vulve et ainsi de suite, ils ont des années devant eux pour mettre au point en nombre suffisant ce genre de petits jeux

[…]

L’autrice

Katja Brunner

Katja Brunner, née en 1991, se forme à l’Institut littéraire suisse de Bienne et à l’Université des Arts de Berlin. À 18 ans, elle écrit trop courte des jambes, impressionnant par son écriture sans tabou. Créée au Theater Winkelwiese de Zurich en 2010, la pièce est primée par le prestigieux Prix d’écriture dramatique de Mülheim en 2013. Elle est mise en scène au POCHE /GVE en 2019 par Manon Krüttli. En 2018, elle reçoit le Prix de la culture du Conseil d’État de Zürich. Ses pièces sont traduites dans de nombreuses langues.


Entretien avec Katja Brunner, par Julie Gilbert
Conversation épistolaire

trop courte des jambes est votre première pièce : vous l’avez écrite à 18 ans. Pourquoi cette pièce ?
Je l’ai écrite à la suite des affaires Fritzl et Natascha Kampusch. La question des abus de pouvoir à l’intérieur de la famille, ou d’un système reproduisant la structure familiale, était très présente dans les médias, dans l’air du temps. J’ai commencé à me demander : comment cette question est-elle traitée dans les médias ?
Je voulais aller à l’encontre du schéma victime/agresseur qui se perpétue parce qu’il permet au système de rester intact. Je voulais questionner la manière dont on se raconte ce que les gens vivent ou ce qu’ils ressentent dans ces « histoires à scandale ». Je voulais déchaîner les forces de la déconstruction. Comme on peut le voir de nos jours avec le mouvement #metoo, qui a déclenché une grande discussion au sujet de la violence sexuelle et sexualisée envers les femmes, nous avons toujours de la peine à penser le rôle de l’agresseur ainsi que le statut de victime. On isole les victimes en les excluant, car il n’existe qu’une manière de montrer les victimes : isolées, lugubres, brisées. Je préférerais que les victimes s’unissent dans leur colère et s’émancipent – et que ce soient les auteurs d’agression que l’on dépeigne comme des créatures isolées. Mais quelque chose change de nos jours, du moins je l’espère. À nous de continuer à repenser les schémas de toutes sortes, puisqu’ils servent la plupart du temps à étayer des systèmes.

Quel est votre processus d’écriture ? Comment avez-vous construit ce texte ?
C’est un processus long et complexe. Beaucoup de recherches, beaucoup de questions formelles. Je me suis beaucoup concentrée sur la qualité du langage, afin qu’il ne sonne pas artificiel. Je voulais que tout paraisse normal, y compris au niveau langagier.

Votre pièce est très déstabilisante. Le fait que la relation incestueuse soit défendue par la fille sème le malaise parmi tous les personnages. La pièce semble discréditer nos rôles au sein la société. Qu’en dites-vous ?
Je n’aime pas trop expliquer – et j’écris dans un format, celui du théâtre, où il devrait être encore moins question d’expliquer. Parce qu’il n’existe jamais UN SEUL message absolu, du moins pas en ce qui me concerne. Que pensez-vous que la pièce raconte, suggère, ou attend du public ? Ce que je peux dire, c’est que j’aime les œuvres d’art ambivalentes. Une œuvre ne devrait jamais être trop facile à déchiffrer.

La pièce est très claire et pragmatique d’un côté, et de l’autre, elle semble prise dans un brouillard. Ce brouillard fait-il partie de l’enfance ?
Se souvenir, c’est toujours tenter de dissiper le brouillard. C’est aussi un procédé de reconstruction, vu qu’il n’existe jamais UNE SEULE version du passé. Un des sujets de la pièce, c’est la rivalité au sein de l’esprit concernant les différentes manières de raconter une histoire, de s’en souvenir.

Le tabou de l’inceste est la première règle d’organisation des sociétés humaines. En remettant en question cette règle fondamentale, est-ce que vous essayez d’imaginer ce que serait une société sans tabous ?
Un peu, oui. Ou plutôt j’essaie de contester notre manière d’envisager les victimes et les auteurs d’abus. Parce que quand nous victimisons les victimes, elles sont condamnées à rester faibles à perpétuité. Quand nous continuons à victimiser les enfants abusé.es, les femmes abusées, nous les forçons à garder le silence. Nous voulons les faire taire car ce qu’ils et elles ont à dire n’est pas agréable à entendre. Leur souffrance doit rester leur problème. De l’autre côté, les tabous sont toujours constitutifs d’une société. Je ne pense pas qu’une société sans tabous soit envisageable ; elle imploserait d’elle-même, ce serait l’apocalypse.

L’auteure française Virginie Despentes a écrit : « Le problème que pose le porno, c’est d’abord qu’il tape dans l’angle mort de la raison. Il s’adresse directement aux centres des fantasmes, sans passer par la parole, ni par la réflexion. D’abord on bande ou on mouille, ensuite on peut se demander pourquoi. » Votre pièce parle au corps, met mal à l’aise. Pensez-vous que votre pièce est pornographique ?
Absolument pas. La pièce passe par la parole, c’est une abstraction. La pornographie est un langage visuel direct et agressif.

En lisant vos pièces, j’ai l’impression que vous disséquez les relations humaines et que vous n’êtes pas très optimiste… Comment envisagez-vous le monde de demain ?
Je pense que mon point de vue personnel est très différent d’un point de vue possible suggéré par une pièce. Je séparerais donc mes opinions personnelles et professionnelles. Cela dit, comment est-ce que j’envisage le monde de demain ? Je le vois différemment tous les jours. Je pense qu’il existe tellement de sujets et de domaines sur lesquels nous pouvons travailler et réfléchir de manière collective au théâtre… Je sais que ce format va perdurer – il est franchement têtu. Je crois aussi que l’art est fondamental dans la mise en relief de l’importance de la démocratie. Ce qui me questionne en ce moment, c’est l’effet du numérique sur le langage que nous utilisons.

Pensez-vous que le théâtre agit sur la société ?
Il RÉagit. C’est un processus cumulatif.

Si le monde s’effondrait demain, qu’aimeriez-vous préserver de l’espèce humaine ?
Notre empathie. C’est une faculté si merveilleuse. Elle nous donne et nous demande beaucoup. Mais c’est ce qui nous rend finalement humaines. Quant à la manière dont nous déployons ce super-pouvoir, c’est une autre question.

Et quel livre garderiez-vous ?
Oh, je garderais sans hésiter Actual Air de David Berman.


Cette conversation s’est déroulée en anglais, traduction de Sarah Jane Moloney.

illustration de LaGonz’
illustration de LaGonz’

Découvrez l’intégralité du cahier
Katja Brunner

Extraits de trop courte des jambes, de Katja Brunner (traduite par Henri Christophe)
Entretien avec Katja Brunner, par Julie Gilbert
La Norme en jeu, par Manon Krüttli
Illustrations de LaGonz’


Katja Brunner est représentée par L’Arche, agence théâtrale.