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cahier Marion Pelissier

En utilisant les codes du thriller, Marion Pellissier livre un huis clos à deux personnages, nous plongeant dans les affres de la mémoire, creusant le fossé entre réel et imaginaire, bouleversant nos certitudes du passé.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2021, avec des extraits de la pièce, un entretien de l’autrice par Lionel Navarro, un article écrit par le chercheur en neuroscience Pascal Roullet
et les photographies d’Aurélia Frey.

Dans le coton !
Elle est juste cette expression
Dans le coton.
Le cerveau qu’arrive pas à articuler. Une réflexion qui n’arrive pas à
Se demander à quoi j’étais en train de penser et se rendre compte
À rien

Ça occupe l’âme, Marion Pellissier

La Pièce

« Les hommes y tiennent à leurs sales souvenirs, à tous les malheurs et on ne peut pas les en faire sortir.
Ça leur occupe l’âme.
Ils se vengent de l’injustice de leur présent en besognant l’avenir au fond d’eux-mêmes avec de la merde.
Justes et lâches qu’ils sont tout au fond. C’est leur nature. »
Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline


Extrait de la pièce

Un homme et une femme.
À moitié nus.
Une pièce avec peu de choses.
Pas de porte.
Sur les murs, des colonnes avec des mots écrits à la craie, des phrases.
Une grande vitre servant de miroir borde le plateau (on peut les voir au travers, eux ne voient qu’un miroir). Une chaise. Un drap.
L’homme et la femme sont assis. Ils semblent abîmés. Fatigués comme on peut l’être quand on n’a rien fait de la journée et qu’on n’est pas sorti.
Un puits de lumière. Les dernières lumières du soir tombent. Il fera nuit bientôt.
Mais des néons éclairent la pièce.

Lui. – Euh… Une… euh… Une maison…
Elle. – N’invente pas non plus.
Lui. – Non. Non. Donc. Euh…
Ouais
Une grande maison.
Je suis seul au grenier et
Et j’ai avec moi
Une mallette que
Que je dois protéger.
Je dois
Pas sortir du grenier
Dehors, il y a des hommes
Ils attendent pour me la voler
Mais deux vélociraptors sont au premier
Non mais ris pas, j’ai pas fini.
Ils montent
Je les entends, j’ai peur, je serre la mallette contre moi.
Je sais pas ce qu’il y a dedans. Mon regard est figé sur la porte.
Elle éclate en mille morceaux
La porte
Et après…
Je sais plus après.
Elle. – C’est tout ?
Lui. (hésite) … Oui.

Il cherche sur les murs une place pour écrire « vélociraptors ».

Elle. – Là. (Elle désigne le plancher.)

Il se baisse et écrit sur le sol « vélociraptors ».

J’en ai un.
Un château, sur le bord d’une falaise de l’Atlantique. Un homme me fait visiter.
C’est très haut, le sommet
C’est très beau
C’est très beau et
Il y a des
Des gens.
Des touristes.
On descend des escaliers de pierre qui donnent directement sur les rochers, la falaise
L’océan.
Là, j’aperçois une main en haut des rochers. Je me retourne et ils ont tous disparu.
L’homme, dont j’avais vu la main, escalade les derniers mètres qui mènent aux escaliers, il se poste devant moi, complètement nu. Je ne peux plus bouger, j’essaie, mais c’est impossible
Je suis tétanisée.
L’homme approche
Il a le regard malade
Il a des épines dans ses cheveux longs, et des marques étranges sur les mains et les pieds
Il est sale
Sur son corps il est sale et
Je voudrais réagir mais
Il y a du vent.
Il me fait tomber par terre en attrapant une de mes jambes. Je sens son sexe sur mon corps. Je tremble je crois. J’essaie de ramper vers l’escalier et sa main ensanglantée me saisit les cheveux et frappe ma tête contre le sol
La pierre.
Ma salive a le goût du sang
Je tremble
Je l’ai dit déjà ?
Je, enfin, je tremble.
Lui. – Je mets… j’écris « violée par Jésus ». Ça va ?
Elle. – Oui, c’est bien.
Lui. – Au moins ça, on sait que c’est pas arrivé.
Elle. – J’espère. À toi.
Lui. – Euh… je sais pas. J’ai rien là.

[…]

L’autrice

Marion Pellissier

Formée comme comédienne, Marion Pellissier écrit et monte ses propres textes (Record, Pleine, Ça occupe l’âme ou encore Les Petites Filles) au sein de sa compagnie La Raffinerie. À La Chartreuse-CNES, elle écrit le spectacle R (Remplacer) pour la compagnie Moebius. Elle écrit et met en scène Narcisse, opéra commandé par l’ARCAL en 2019 et crée, en 2021, la performance Nébuleuse. Elle assiste régulièrement Cyril Teste – Collectif MxM – notamment sur les performances filmiques Nobody ou Festen.


Entretien avec Marion Pellissier, par Lionel Navarro

Ton théâtre s’intéresse aux rapports de domination entre les individus eux-mêmes, entre des individus et des institutions, publiques ou privées, plus ou moins identifiables ou fantasmées (une maternité dans Pleine, un établissement pour femmes dans Les Petites Filles, une sorte de laboratoire où se pratiquent des expérimentations dans Ça occupe l’âme). Veux-tu dire que jamais tes personnages ne se libèrent du pouvoir des autres et de la grande violence des rapports sociaux ?
Dans mes textes, il est souvent question d’enfermement, concret ou symbolique. Les personnages sont empêchés. Ils sont soumis à des contraintes fortes. Cette situation implique souvent une entité extérieure qui a un pouvoir sur eux. On a l’impression que mes personnages se battent dans le vide car l’autorité responsable de cet enfermement domine par son invisibilité. Dans mes textes, les huis clos sont souvent des purgatoires, des endroits d’introspection, des salles d’attente, des comas où l’entité responsable de leur situation est indéterminée. On ne sait pas toujours non plus si c’est réel ou allégorique.
Mes personnages peuvent aussi se suspecter aussi entre eux, alors qu’ils subissent le même sort. C’est un élément qui revient souvent. Les personnages tentent de se libérer d’une forme d’enfermement et ne parviennent pas à lutter ensemble. Les difficultés de leur situation les poussent à se méfier les uns des autres.
C’est une chose qui m’intéresse, la façon dont les personnages se démènent dans les jeux de pouvoir. Parfois, la prise de parole est complexe, surtout quand elle peut avoir des conséquences lourdes. Dans mes textes, les rapports sociaux peuvent être très violents, cruels, comme peuvent l’être les enfants entre eux. Le simulacre social pousse les personnages vers la folie.
Aussi, la plupart de mes textes abordent, plus ou moins frontalement, la peur de mourir ou de ne pas être vraiment dans la vie. C’est une de mes angoisses profondes (ça n’a rien d’original, bien sûr). Je sais qu’il y a des gens très sereins avec la mort. Tant mieux pour eux.

Tu m’as dit, pour préparer cet entretien, que, dans la vie, il faut préserver certaines choses de soi, le secret, l’intime. Le théâtre, dans son étymologie grecque, c’est regarder, contempler. Le théâtre, c’est du voyeurisme intelligent et c’est, peut-être, l’espace de la mise à nu des personnages et de leur humanité. C’est pourquoi j’aimerais que nous parlions du rôle du spectateur dans ton théâtre. Face à tes pièces, le public peut être mal à l’aise parce qu’il sent que son regard a de l’importance sur ce qui se déroule ou non sur la scène. Écris-tu pour mettre mal à l’aise ?
Non, je n’ai pas du tout cet objectif. Je n’ai pas le goût non plus de la provocation ou du jamais-vu. Je sais juste que, par la construction de l’intrigue et par la situation, le spectateur sent que, dans la pièce, son regard pèse sur les personnages. Parfois concrètement : par exemple, dans Les Petites Filles où le spectateur est clairement regardé et considéré par les personnages. Parfois, ce regard est moins explicite.
Parce que le regard que l’on porte sur un personnage et un acteur, c’est un regard qui porte sur une intimité, mes personnages se savent parfois observés sans vouloir l’être. Du moins sentent-ils cette pression : ils doivent faire attention à ce qu’ils disent et comment ils le disent.
Il est aussi vrai que le spectateur n’a pas toutes les clefs de l’histoire. Il ne comprend pas forcément tout ce qui motive les personnages. Avec mes pièces, le spectateur doit avoir une écoute active. Il doit aller chercher des informations. C’est une écoute qui peut être déconcertante car j’aime ne pas complètement maîtriser le sens de ce qui est dit, de ce qui se joue. C’est une volonté de ma part. Ça me plaît qu’on puisse comprendre des choses différentes, ne pas saisir la même chose que son voisin. Le spectateur, le lecteur peuvent s’approprier une part de la narration.

[…]


Écoutez Marion Pellissier

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon le 8 juillet 2021

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2021

photographie d’Aurélia Frey
photographie d’Aurélia Frey

Découvrez l’intégralité du cahier
Marion Pellissier

Extraits de Ça occupe l’âme, de Marion Pellissier
Entretien avec Marion Pellissier, par Lionel Navarro
(Dé) construction de la mémoire, par Pascal Roullet
Photographies d’Aurélia Frey