Aller au contenu

A travers un duel mère-fille poétique et loufoque, à l’humour grinçant et à l’imaginaire décalé, Caroline Leurquin raconte les trous de l’âme et les cruautés du sort.

Découvrez le cahier que La Récolte lui a consacré en 2021, avec des extraits de la pièce, un entretien, le regard du marionnettiste Guillaume Lecamus et les sculptures de Géraldine Bonneton.

Mon poisson est mort. Je sais pourquoi on les appelle les combattants.
Je l’ai vu refuser de mourir et moi ne rien faire pour lui. Il est devenu laid
et j’ai souhaité sa mort.
Aujourd’hui je pleure sans discontinuer.

Habitam Eternam, Caroline Leurquin

La Pièce

Extraits de la pièce

Hélène

17 juillet 2004
Monsieur le thanatopracteur,
Suite à l’enterrement de maman, je me permets de revenir vers vous.
Maman est morte déshydratée – c’était inscrit dans son dossier – en ce mois très dur de canicule où j’étais malheureusement partie très loin (trop peut-être…) en vacances.
Vous fûtes chargé de redonner figure humaine à maman.
Le cercueil était ouvert lors de l’oraison funèbre.
Peut-être avez-vous jugé bon de réhydrater le corps avant sa mise en bière.
Mais savez-vous, monsieur le thanatopracteur, que les corps – restés trop longtemps dans l’eau ou entre vos mains – gonflent ?
Nous avons enterré une obèse boursoufflée alors que maman ne pesait plus que 35 kilos.
Ma charcutière dit qu’il ne faut rien garder sur le cœur, que ça nuit au foie.
Je vous envoie donc cette lettre pour me libérer sachant qu’un recours auprès de vos supérieurs serait certainement inutile. Il est décemment impossible de valider un tel travail.

Bien à vous,
Hélène Chauvière


Marie-Thérèse
(Lettre d’une petite chambrette en enfer ou au paradis, on ne sait…)

Ma fille,
Je t’adresse ce courrier d’une petite chambre moche où je tente de dégonfler.
Je voulais te féliciter pour m’avoir laissée, cet été, avec une bouteille d’Évian en plastique 50 cl à côté de la fenêtre ouverte.
Il a fait un peu chaud figure-toi mais, toi qui te vantes de ne jamais regarder la télévision, aurais-tu oublié de t’aventurer dehors ne serait-ce que pour aller à l’agence de voyages ?
Je revois les deux flics s’indigner devant mon cadavre où une mouche rassasiée venait de quitter mon œil. L’un d’eux s’affligeait de ce que les personnes âgées mouraient seules sans le soutien de leur famille. Sa collègue, un machin d’un mètre quatre-vingts sans glotte, l’écoutait avec émotion philosopher aussi bien qu’un article du Parisien. Puis ils ont fouillé mon appartement. Ils passaient et repassaient devant mes cadres favoris : celui de Jésus qui ouvre et ferme les yeux, sa couronne d’épines sur la tête, et de Marie qui ouvre et ferme les yeux, ses petites mains blanches serrées sur son cœur. Qu’est-ce que j’ai pu les regarder… C’est de la magie ces trucs-là. J’avais retiré depuis longtemps le portrait de toi à l’école primaire. Avec ta coupe au bol et ton bouton de fièvre, finalement tu avais raison : tu étais moche !
Ils ont découvert que j’avais de la famille. Que j’avais toi en somme.
On vient me chercher pour me ponctionner, il paraît que trop d’eau nuit à une torture par le feu en bonne et due forme. Je ne sais pas s’ils blaguent. Ils semblent avoir le même humour que ton père. Pour l’instant je suis assise, je ne bouge pas. Je regarde s’agiter ces êtres lumineux et grésillants. Après, je viens juste d’arriver, j’ai du mal à bien déterminer le lieu…

Ta mère


Le Parquet

Chère toi sur moi,
Je sais maintenant pourquoi j’ai été arraché à la nature, ratiboisé, poli, cloué et verni. Je sais maintenant que j’ai été déraciné pour me trouver sous votre corps… sous ton corps.
Le temps fut long jusqu’à toi. J’en ai eu plein le dos. La dernière s’est déshydratée dans ses ordures après m’avoir martelé pendant des années de ses sabots.
Après elle, les fenêtres se sont ouvertes, les rideaux ont disparu. La toile tendue sur le mur s’est décollée dans un souffle gris. Le carrelage a sauté, un mur est tombé et on m’a refait une beauté.
Puis le calme. Puis toi. Tes chaussures, tes chaussettes ou tes pieds nus. Et tes fesses contre moi…


Carnet à spirale de l’inspecteur Cornu

Enquête en cours :
2e jour de planque. Personne.
Plaquettes médicaments trouvées sur place se révèlent être des somnifères puissants.
Pas de bail, pas d’abonnement, rien…

Notes perso :
Se désabonner de Troisième âge, l’âge de le faire à trois. Pas terrible…
Renouveler abonnement sado-maso Mamie Tatin : une tarte et un câlin à portée de main.
Remettre le fractionné à la fin de mission.

[…]

L’autrice

Caroline Leurquin

Caroline Leurquin est autrice, professeure d’improvisation littéraire et théâtrale. Elle écrit des pièces de théâtre, nouvelles, blog, romans, poésies et scénarii. Elle joue dans des matchs littéraires et dans les écoles (théâtre interactif). Habitam Eternam est lauréate de l’Aide à la création d’Artcena, sélectionnée aux festivals Actuelles TAPS de Strasbourg et Les Haut Parleurs (À mots découverts) en 2021. Ma pov Lucette, éditée aux Cahiers de l’Égaré, a été sélectionnée au festival Regards croisés 2020 (Troisième bureau) et pour le Prix de la pièce jeune public 2021 (Bibliothèque Armand Gatti/Orphéon).


Entretien avec Caroline Leurquin, par Michel Cochet

Ton parcours au départ semblait s’orienter vers le cinéma. Qu’est-ce qui t’a amenée à l’écriture théâtrale ?
C’est ce qui a marché, mais j’ai quand même écrit un scénario (toujours dans mon ordinateur…). J’ai en fait écrit beaucoup de choses : des poèmes, dommage que les Français en soient moins friands que les Anglo-Saxons, un roman aussi, très très noir. En fin de compte j’avais une écriture que l’on pourrait qualifier de « sombre ». Un jour, un ami m’a dit : « Tu es rigolote, chaque fois que tu écris des mails ou autres, c’est sympa… utilise ça ! Dis ce que tu as à dire, mais en y mettant l’humour que tu as en toi. » Ce que j’ai fait, notamment avec les matchs littéraires créés par Yves Javault. C’est dans ce cadre-là que j’ai imaginé la première lettre de Habitam Eternam sur une contrainte de blâme. Depuis j’écris comme ça, et quand j’ai envoyé Habitam Eternam à des comités, dont la commission d’Aide à la création d’Artcena, ça a marché.

C’est la comédie qui t’a donné l’envie du théâtre ?
En fait, avec Habitam Eternam, je n’avais pas l’intention d’écrire du théâtre. Certaines personnes, dont mon fils, m’ont encouragée à envoyer le texte à des gens de théâtre, en m’assurant que c’était jouable, mais au départ je ne pensais pas à la scène.

La forme épistolaire n’a donc pas été choisie pour être jouée…
Elle a été choisie pour elle-même. Je voulais que les deux personnages s’adressent ce qu’ils ont sur le cœur sans se répondre et sans attendre de réponse. L’écriture de lettres me le permettait. C’est suite à la lecture à la table avec le collectif À mots découverts que j’ai imaginé une rencontre entre les personnages à la fin. C’est là que je me suis mise à penser théâtre. Et c’est suite à cette expérience que j’ai décidé d’écrire des pièces.

La seconde étant Ma pov Lucette que nous avons également accompagnée, avec le soutien d’Artcena.
Exactement ! Entre les deux, il y a eu Les Faux Espoirs des chats et des hommes dont j’ai fait une lecture radiophonique.

Les deux pièces, quoique très différentes, traitent des mêmes thèmes : le désamour, la misère affective, la cruauté. Est-ce là le fond sombre dont tu parles ?
Oui c’est ça ! (rire) … Sans m’en rendre compte, j’ai des thèmes récurrents, le rapport à la mère, à la famille, à la mort, à ce qui reste caché, ce qui ne se dit pas du vivant, ce qui n’est pas entendable, le poids de la religion, ce sont des choses qui reviennent dans les deux pièces et dans d’autres.

Mais à chaque fois, tu écris une comédie…
J’aime la dérision. J’ai tendance à rire de tout, même dans les situations les plus sombres il y a matière, je trouve, à s’amuser. La drôlerie permet de triompher de la cruauté. La cruauté est assez risible quand on y pense, elle peut être terrible mais les gens méchants sont très drôles si on prend le temps de les regarder.

Ce qui saisit et fait rire dans Habitam Eternam, c’est justement cette expression sans filtre des rancœurs et de la méchanceté. Cela surprend presque à une époque où l’on recherche plutôt, j’ai l’impression, la complexité des personnages, la nuance…
Le théâtre a cette vertu de nous permettre de dire par procuration, par le biais d’un personnage, ce que nous ne dirions jamais dans la vie, en ce sens il est un pied de nez à la bien-pensance. Certaines phrases ou situations peuvent être choquantes mais ce n’est pas mon but, j’ai plutôt l’impression d’adoucir la réalité. Maintenant, pour qu’un personnage soit drôle, il faut, je pense, qu’il soit nuancé, il faut le teinter de couleurs particulières. J’ai prêté par exemple à la mère, qui en soi n’est pas marrante du tout, une forme de cynisme loufoque. J’essaie de ne pas tomber dans la caricature. J’allège. Cette mère pourrait être beaucoup plus cruelle.

[…]


Écoutez Caroline Leurquin

Enregistré à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon le 8 juillet 2021

Entretien mené par Marjolaine Baronie
Prise de son, mixage et réalisation : Simon Paris
Direction artistique : Elise Blaché
Production : La Récolte, 2021

Système lunaire, Géraldine Bonneton
Système lunaire, Géraldine Bonneton
Système lunaire, Géraldine Bonneton

Découvrez l’intégralité du cahier
Caroline Leurquin

Extraits de Habitam Eternam, de Caroline Leurquin
Entretien avec Caroline Leurquin, par Michel Cochet
Le Troisième œil du théâtre, par Guillaume Lecamus
Système lunaire, sculpture de Géraldine Bonneton