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Johanne Parent nous plonge dans le quotidien d’une famille de marginaux au nord du Nouveau-Brunswick dans les années 1990, au sein de laquelle Sardine, adolescente, apprend les dessous de la vie
et le flou entretenu sur la mort de son grand-père.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2022, avec un extrait de la pièce, un entretien entre l’autrice et Paul Lefebvre, conseiller dramaturgique au Centre des auteurs dramatiques à Montréal, la contribution de Sonya Malaborza, traductrice, et les peintures de Mélanie Parent en résonance au texte de sa sœur.

À ce moment-là, moi, j’ai douze ans pis Guillaume en a quinze.
Pis on chum ensemble. Dans le règne animal des ados, ça se peut pas ça.
Mais on écoute la même musique, on aime le même genre de livres,
on fit pas in dans nos groupes d’âge respectifs so, I guess que ça fait du sens finalement.
On est laids, on est absolument pas comme les autres pis on peut être venimeux.
Dans le règne animal des ados, on est des ornithorynques.
Un mot qui vaut cher au Scrabble.

Ornithorynques, Johanne Parent

La Pièce

Personnages.
Sardine, une jeune fille de 12 ans
Steve, son oncle maternel
Guillaume, le meilleur ami de Sardine
Jennifer, sardine adulte


Extrait de la pièce

Scène 1

Jennifer. – Une sardine, c’est pas ben gros dans le règne animal. Mais en 1990, je vois pas ça de même. J’me dis : tant qu’à être pas comme les autres, autant avoir un nom pas comme les autres. Pis Jennifer c’est pas original. Y en a trois Jennifer dans mon grade. Ma mére elle, c’est Jackie. Ç’a l’air que quand j’suis venue au monde, a voulait me trouver un nom qui commence avec la lettre J comme elle. Pis le plus flyé qu’a l’a pu trouver c’est Jennifer. So, en 1990, on m’appelle Sardine.
J’écoute ben de la musique, j’lis, pis des fois on joue au Nintendo chez mon ami Guillaume. Pas che-nous. Ça coûte trop cher, on a pas ça nous, mais Guillaume, lui i’passe tous les niveaux à Mario bros. Moi, j’aime ça mais je préfère regarder. Mame, ça la dérange que c’est un garçon mon meilleur ami. Come on ! J’ai 12 ans : je la trouve trop méfiante. Guillaume, c’est mon ami. C’est toute. Chez eux y a toujours de quoi de bon à manger : quand j’dors là, y a des muffins maison au déjeuner. Des muffins ! Ça, ça veut dire qu’y a quelqu’un qui s’a levé super tôt pour cuisiner ça. Moi j’en reviens juste pas. Quand on me demande : « T’aimes-tu ça de la lasagne ? Veux-tu rester souper ? » j’tombe sur le cul. Y as-tu vraiment du monde qui refuserait ça ? Gang de dégénérés ! Faut pas être ben. Même asteure, la lasagne, c’est bon tout le temps quand j’vas ailleurs. Jackie, elle en fait pas mais comme sa sauce spaghetti vient d’un pot acheté dans l’allée des pâtes au Save-Easy, c’est probablement mieux de même. J’crois pas que j’aimerais manger une lasagne faite avec de la sauce en pot Ragu pis des Kraft singles.
À cette époque-là, che-nous, y a juste moi pis Mame. On fréquente pas sa famille. Ma grand-mére est deux fois veuve. On la voit pas souvent. A reste en Ontario. A visite pas.
À la tivi, j’écoute MusiquePlus. Y a Jean Leloup qui fait son super méga carnage. Dans son vidéo noir et blanc, i’détonne. C’est pas comme les autres Québécois qu’on voit à la télé. Lui, i’est cool. J’le trouve vraiment beau. Pis en plus, on le voit en chest avec juste un drap qui laisse toute deviner ce qu’y a en dessous du drap. (Temps.) J’aime ça ce clip-là. Dans ma tivi, y a aussi Madonna qui Vogue. J’aime particulièrement l’esthétisme de ce vidéo-là mais à 12 ans j’sais pas c’que ça veut dire esthétisme. J’me dis que ça doit vouloir dire que c’est tourné en noir et blanc pis qu’y a des suits tight sur les danseurs. Dans le même style de noir et blanc, y a David Bowie pis Louise LeCavalier. J’trouve ça tellement weird cette espèce de danse qu’i’font. Weird mais en même temps, j’suis comme hypnotisée par ça. J’me dis que ça se peut pas que du vrai monde dans la vraie vie fasse ça. Je crois que c’est de la danse mais je crois itou que c’est du langage des signes. Ça se peux-tu que c’est les deux ?

Chantant sans connaître les paroles. Avec les mouvements saccadés comme dans le clip.

Fame
Whisyouneedtonotoborrow
Tout le monde fait du noir et blanc dans le vidéoclip. C’est juste comme ça. George Michael : noir et blanc, Chris Isaak : noir et blanc, Janet Jackson : noir et blanc. Sonic Youth : noir et blanc. Technotronic. Ok vraiment pas noir et blanc. Comme vraiment pas.
Noir et blanc dans le vidéoclip pis fluo dans la vraie vie. Tu veux être hot ? Ça te prend tes couleurs flashes comme Technotronic.
(chantant) Pump up the jam
Pump it up
Pis tes jeans acid wash. Pis ton spray net. J’ai jamais trop masterisé l’art du toupette crêpé. Moi, je fais mon invariable couette en arriére de la tête. Même pas une couette haute. C’est trop d’efforts. Une couette basse. Plus simple. J’ai reçu cet été-là une paire de bicycle shorts noirs avec une bande jaune fluo sur le côté. J’suis convaincue d’être super hot comme ça. J’suis aussi super myope so, ça se peut que mon regard est faussé mais comme j’porte pas de lunettes à ce moment-là, j’me pose pas de questions. Les autres c’est un truc flou. Pis j’me dis que tout le monde voit comme ça.
Cet été-là, mon mononcle Steve est che-nous. Steve c’est le misfit de la famille à ma mére. C’est même pas une fucking joke. Lui, quand i’se sauve pas d’la police, i’se sauve des motards pis des Italiens de Montréal. Pis i’se sauve che-nous. Tellement fucké qu’i’a déjà fait une overdose en me gardant. J’étais petite, genre 9 ans, pis ma mére lui avait fait confiance. Mauvaise idée. J’l’ai trouvé sans connaissance sur le sofa. J’pensais qu’i était mort. Hey Steve ! (Steve s’avance.) Laisse-toi faire. (Jennifer porte le corps de Steve au sol et place les bras, les jambes et la tête afin de lui donner un air de cadavre.) Un peu plus à gauche. (Jennifer replace un membre.) La bouche ouverte. (Jennifer ouvre la bouche de Steve. Jennifer recule pour avoir une vue d’ensemble.) Ouais, ben à ta place, j’appliquerais pas dans une école de théâtre. On y croit pas trop à ton overdose drette de même.
Steve. (s’assoyant) Ben là !
Jennifer. – Shhhhhh… (Jennifer le replace.) C’est ça. C’est comme ça que j’l’ai trouvé. Avec de la bave qui sort pis les yeux qui roulent dans’tête. (Jennifer regarde Steve avec insistance.) LES YEUX QUI ROULENT DANS’TÊTE ! (Steve roule ses yeux dans sa tête.) J’pense que le corps dit toute. (À Steve.) Ok, c’est bon. Retourne en arriére. (Il quitte.)
J’ai pas beaucoup de souvenirs de la suite mais j’me rappelle que Mame lui criait dessus à l’hôpital pis que j’trouvais ça pas correct de crier après un malade.
Ben anyway, cet été-là, comme je disais, for some reason, i’veut hanger out avec moi. L’est super tannant pis i’essaye trop d’être cool. C’est vraiment gênant de l’entendre parler avec son espèce d’accent motché québécois-motché anglo-ontarien. Y a genre, personne qui parle de même icitte.
Y a un den che-nous. En fait, c’est pas vraiment un den, c’est juste qu’on appelle ça de même. Pour de vrai, c’est une rallonge pis mon mononcle Steve habite là pour le temps qu’i’se remette sur pied. Pendant ces mois-là, le quartier au complet vient régulièrement cogner à la porte du den. Un homme qu’on appelle Poupée. Le dealer d’en face qui s’appelle Coco. Sa femme qu’on appelle Cocotte, qui reçoit tous les hommes willing de payer. Toute du ben beau monde. À leur trois, j’ai l’impression qu’i’doit leur rester environ dix dents au total. J’dis rien. J’observe. J’observe mon mononcle. Yo, Steve ! À ton tour asteure.

[…]

L’autrice

Johanne Parent

Johanne Parent a fait des études en littérature à l’Université de Moncton. Sa première pièce remporte le volet jeunesse du Prix littéraire Antonine-Maillet Acadie-vie en 2001. Depuis, ses textes ont fait l’objet de mises en lecture professionnelles notamment au Festival à haute voix du théâtre L’Escaouette. En 2018, elle est invitée par l’Association des théâtres francophones du Canada à participer à une résidence d’écriture à Banff où elle jettera les bases d’Ornithorynques. Elle habite le nord du Nouveau-Brunswick.


Du théâtre pour ceux qui ne vont pas au théâtre,
Entretien avec Johanne Parent, par Paul Lefebvre

Tu as fait des études de littérature à l’Université de Moncton. Quel trajet t’a menée jusque-là ? Y a-t-il eu des moments, des rencontres, des lectures marquantes ?
Lorsque j’avais 5 ans, ma sœur m’a appris à lire. Un monde s’est ouvert à moi. Puis à 9 ans, me croyant tout à fait rebelle, j’ai pris en cachette un livre dans la bibliothèque de mes parents : Les Mémoires d’une jeune fille rangée. D’une dame qui s’appelait Simone. (Oui, oui. Celle-la même.) Avec mes yeux d’enfant, je suivais le parcours de cette Simone qui se faisait appeler Beaver 1 sans trop comprendre pourquoi sa vie avait un intérêt particulier. Avec stupeur à présent, je constate l’importance de cette pensée et le drôle de chemin de ce bouquin qui s’est retrouvé entre les mains d’une jeune fille de 9 ans en 1987.
Comme Sardine, je lisais mais pas que des revues pour ados. Dès que possible, je me suis mise à lire tout ce qui me semblait « classique ». Je lisais pour pallier un manque. J’allais chercher une culture qui ne m’était pas présentée en salle de classe. Hugo, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, Pagnol et André Gide. Tout ce que les rayons de la bibliothèque pouvaient m’offrir. Au Nouveau-Brunswick, d’où je viens, il n’y a pas de cours collégial obligatoire avant l’université, comme au Québec. À 17 ans, je savais que si je voulais écrire, j’allais devoir me mettre moi-même à niveau.
Un jour, à la galerie d’art près de chez moi, Denise Boucher, l’autrice québécoise célèbre pour avoir écrit Les fées ont soif, est venue présenter un recueil de ses poésies. Ce fut un moment-clef pour moi puisqu’elle était la première « vraie » poète à qui je parlais. Les autres étant morts depuis belle lurette. Afin d’écrire, il fallait lire. C’est donc la littérature qui s’est imposée comme choix d’études post-secondaires.

Lorsque tu entres à l’Université de Moncton en 1996, la littérature acadienne, en particulier sa poésie, est dans une belle effervescence. Comment décrirais-tu l’évolution de ton rapport à la littérature qui s’écrivait autour de toi ?
Cette poésie effervescente n’était malheureusement pas inscrite au programme du ministère de l’Éducation du Nouveau-Brunswick à ce moment-là. C’est corrigé à présent et les auteurs et autrices sont présents dans les salles de classe des écoles secondaires. Mais en 1996, j’ai découvert cette poésie et cette vie littéraire vivante dans les cours de poésie acadienne mais surtout en fréquentant les soirées du bar Le Deuxième sur la rue Main qui accueillait des poètes émergents et chevronnés. C’est d’ailleurs lors d’une de ces soirées que mon attention s’est posée sur un poète qui est devenu mon époux et le père de mes enfants. Ce vieux cliché de conquérir une femme par la poésie existe !
J’écrivais une poésie dans une langue plus proche de la mienne. Je comprenais de plus en plus la pluralité des français régionaux et la fierté de chacun de se les approprier. J’entendais les accents de Cheticamp, de Moncton ou d’Edmundston comme autant de perles au collier de cette langue parlée sur l’ancien continent, celle des livres que j’avais lus avant.

Quel était ton rapport au théâtre à ce moment-là ? En voyais-tu – et que pouvais-tu voir ? En lisais-tu ?
En me posant cette question, tu m’as envoyée dans mes tiroirs à souvenirs. J’étais étudiante, sans le sou, mais j’allais quand même voir tout ce que le Théâtre l’Escaouette montait. Je me souviens d’avoir vu Laurie ou la vie de galerie, d’Herménégilde Chiasson, une comédie aux thèmes identitaire et politique. Aussi, Exils, un texte de Philippe Soldevila et Robert Bellefeuille qui traitait des francophonies canadiennes et de toutes leurs couleurs. Puis, Pour une fois, encore une fois, un texte politique et identitaire d’Herménégilde Chiasson mettant en vedette René Cormier, qui allait devenir sénateur quelques années plus tard. C’est aussi à ce moment-là que j’ai constaté en cours de théâtre acadien à l’université que les auteurs publiés et montés étaient peu nombreux. À tel point que les professeurs avaient peine à avoir du matériau à offrir. Un cours d’introduction au théâtre acadien était presque exclusivement un cours au sujet d’Antonine Maillet. Pour la jeune femme que j’étais et qui commençait à former son identité, ce théâtre à bien des égards ne répondait pas à mes attentes. Cela dit, j’ai beaucoup de respect pour madame Maillet qui, par sa plume et son intelligence, a ouvert énormément de portes, tout comme Herménégilde Chiasson, d’ailleurs. Mais parce que ces créateurs avaient ouvert ces portes-là, j’étais prête à les franchir et à raconter une Acadie autrement.

[…]


1. Castor, en anglais.

Ce long voyage à l’intérieur, Mélanie Parent
Ce long voyage à l’intérieur, Mélanie Parent
Ce long voyage à l’intérieur, Mélanie Parent
Ce long voyage à l’intérieur, Mélanie Parent

Découvrez l’intégralité du cahier
Johanne Parent

Extraits de Ornithorynques, de Johanne Parent
Du théâtre pour ceux qui ne vont pas au théâtre, entretien avec Johanne Parent, par Paul Lefebvre
Le pari de Pagnol, par Sonya Malaborza
Ce long voyage à l’intérieur, peintures de Mélanie Parent