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En racontant l’histoire de grenouilles « gonflables » dans un parc d’attraction, Leïla Cassar & Hélène Jacquel font le récit grinçant et délirant d’une révolte contre la domination masculine et la technologie, mettant en perspective « l’utopie féministe » de Monique Wittig et le « Cyborg Manifesto » de Donna Harraway.

Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2020, avec des extraits de la
pièce, un entretien des autrices par Penda Diouf & Anthony Thibault, un texte de Hala
Moughanie ainsi que des peintures de Charly Bellanger.

Corine. – Oh là là.
Yves. – Ça va ?
Corine. – Oui, oui.
Yves. – T’es contente ?
Corine. – Bien sûr mon amour, quelle question, c’est super, tu sais que j’en rêvais. Merci mon amour.
Yves. – Parce que ça coûte cher, ces soirées privées, j’espère que ça va te plaire.

Grenouille ©, Leïla Cassar & Hélène Jacquel

La Pièce

Présentation

Écrit à quatre mains par Leïla Cassar et Hélène Jacquel, Grenouille © s’offre comme une fable vivifiante dans laquelle des grenouilles gonflables posent la question du collectif face aux enjeux environnementaux et aux violences patriarcales.
Au commencement, il y a Adam et un terrain vague. Adam y crée un lac artificiel et l’ouvre au public. Rapidement, le lac se retrouve couvert de plastique. Adam récupère tous les déchets et fabrique la Grenouille Gonflable ©. Ces étranges créatures deviennent alors les principales attractions. Face à ces êtres automatiques, les pulsions se libèrent, les imaginaires se déploient et toutes sortes de pratiques curieuses et violentes naissent. Puis un jour d’énigmatiques dysfonctionnements surviennent.


Extrait de la pièce

1.

Jingle.

Debbie. – Au commencement, Adam acheta le Terrain. Le Terrain était vague et vide : il était marécageux, et des moustiques infestaient la surface des flaques. Les bottes d’Adam pataugeaient dans l’eau. Et Adam dit :
Adam. – Que les eaux qui recouvrent le Terrain se regroupent en un seul lieu !
Debbie. – Et les eaux se regroupèrent en une seule étendue d’eau. Adam vit que cela était bon, et il appela cela : Lac Artificiel.

Apparition du lac artificiel.

Il y eut un soir, et il y eut un matin, ce fut le premier jour. Et Adam dit :
Adam. – Que la terre autour du Lac Artificiel soit sèche !
Debbie. – Adam vit que cela était bon, et il appela cela : les rives.

Apparition des rives.

Il y eut un soir, et il y eut un matin, ce fut le second jour. Et Adam dit :
Adam. – Que soit une infinité de luminaires pour dominer sur la nuit et sur le jour.
Debbie. – Adam vit que cela était bon, et ainsi ce fut le dernier jour, puisqu’il n’y eut plus jamais de nuit.

Apparition des luminaires.

Et Adam dit :
Adam. – Que les eaux soient de couleur azur, que les baigneurs soient nombreux et qu’ils consomment beaucoup sur les rives du Lac Artificiel !
Debbie. – Et les baigneurs consommèrent beaucoup. Ils achetèrent de nombreuses bouteilles d’eau, petits pots de glaces et sachets de chips.
Ils consommèrent tellement que le lac fut bientôt couvert de plastique. Les morceaux de plastique de couleurs et de tailles diverses devinrent un îlot sur le lac, jusqu’à réduire sa taille de moitié, puis à le recouvrir entièrement. À perte de vue, le Lac Artificiel brillait de mille feux plastifiés. Ainsi les Humains ne purent plus s’y baigner. Ils cessèrent d’y acheter des glaces hors de prix, et l’économie du Lac Artificiel s’effondra. Adam vit que cela n’était pas bon et se dit qu’il fallait y faire quelque chose avant que ça ne dégénère tout à fait. Il dit :
Adam. – Que soit la Grenouille Gonflable 100% Recyclée ©, à l’image de la Grenouille du Lac, et qu’elle obéisse aux Humains sur la terre, aux Humains sur le lac, et aux Humains qu’elle pourra rencontrer dans tout autre cas de figure non mentionné ci-dessus.
Debbie. – Et Adam prit une brique de jus d’orange, des sachets de teinture pour cheveux, une barquette de frites, du film plastique pour sandwichs, une tondeuse à gazon, plusieurs aspirateurs, une poignée de porte, quatre vieilles prothèses de hanche, sept chaussures et un ballon de plage ; et avec tout cela, Adam fit la Grenouille Gonflable © à son usage.

Bruit de gonfleur. La Grenouille prend forme.

Et Adam dit :
Adam. – De cette étendue plastique je te fais une peau.
Debbie. – Et il vit que cela était pratique. Rapidement le lac fut déblayé, les débris remplacés par de jolies Grenouilles Gonflables © flottant au soleil et égayant le Lac Artificiel de leur sourire.

Apparition des Grenouilles Gonflables © sur le lac artificiel.

Et Adam dit :
Adam. – Servez les Humains pour leur plaisir, et disposez-leur des transats, et offrez-leur vos corps flottants pour traverser le lac.

[…]

Les autrices

Leïla Cassar & Hélène Jacquel

Leïla Cassar & Hélène Jacquel sont écrivaines pour le théâtre. Elles se rencontrent à l’ENSATT, en master d’écriture dramatique : c’est là qu’elles décident de co-écrire Grenouille ©. Leïla Cassar mène également des interventions théoriques (UQAM, Haute-Alsace, EHESS) ; Hélène Jacquel est metteuse en scène. Elles développent chacune leur univers singulier, mais partagent de nombreux questionnements dans l’écriture, notamment la façon dont la violence patriarcale traverse les corps et les désirs.


Entretien avec Leïla Cassar & Hélène Jacquel
par Anthony Thibault & Penda Diouf

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de cette pièce ?
Leïla Cassar. – Nous participions toutes les deux à un laboratoire autour de l’écriture automatique collective qui avait lieu à l’ENSATT (École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre), à Lyon, avec des créateur.trices sonores qui nous faisaient entendre aléatoirement des sons pendant que nous écrivions en parallèle. De là est né cet imaginaire étrange et très sensoriel de Grenouilles Gonflables © qui mangent des glaces à la crème de marrons au bord d’un lac artificiel… Ces images n’étaient pas accompagnées d’une histoire particulière mais ouvraient pour nous la porte à de grands imaginaires.
Hélène Jacquel. – C’était passionnant de commencer avec des impressions sensorielles plutôt que d’un sujet, d’un thème. On a des personnages et un univers très singuliers, à partir de là, qu’est-ce que ces Grenouilles © viennent questionner comme représentations, qu’est-ce qu’elles soulèvent comme interrogations ?

Qualifieriez-vous votre texte de fable écoféministe ?
H.J. – L’écoféminisme a une histoire politique singulière, avec de nombreux mouvements différents, dont je me sens, pour certains, personnellement très éloignée. Je pense qu’on pourrait rapprocher le texte d’un écoféminisme matérialiste, comme l’ont construit notamment Maria Mies et Vandana Shiva. Elles écrivent, dans Écoféminisme : « Nous voyons comme des problèmes féministes la dévastation de la Terre et de ses êtres par les guerriers d’entreprises. […] C’est la même mentalité masculiniste qui voudrait nous dénier notre droit sur notre propre corps et notre propre sexualité et qui dépend de multiples systèmes de domination et de pouvoir étatique pour arriver à ses fins. »
En ce sens, je pense qu’il y aurait des liens à faire entre leur pensée et Grenouille ©. Je poserais des limites à ce rapprochement, puisque la pensée de la nature est motrice pour les écoféministes, alors qu’ici la nature est déjà complètement évacuée quand la pièce commence ; c’est une fable à propos d’êtres artificiels, construits, que ce soient les humains ou les Grenouilles ©. Je pense qu’elle traite au moins autant du travail que de l’écologie ; et je crois qu’on s’est surtout attachées à créer des êtres qui remettent en question des perspectives binaires, et des êtres toujours en devenir. Est-ce que ce sont des êtres vivants ou des robots ? Est-ce qu’elles représentent des animaux ou des femmes ? Tout à la fois, je suppose. Avec ce texte, on vient nourrir une mythologie cyborg, où les êtres ne sont pas définis mais en perpétuel mouvement, et donc impossibles à figer dans une identité.

Avez-vous des sources bibliographiques qui ont accompagné l’écriture ?
L.C. – Nous avons bien sûr été très marquées par le Cyborg Manifesto de Donna Haraway, qu’on n’est jamais très sûr de comprendre tant il est d’une riche complexité, mais dans lequel, au détour d’une phrase, s’ouvrent mille hypothèses d’écriture et d’invention. Personnellement, je suis aussi une grande lectrice de Monique Wittig, ses ouvrages théoriques et ses romans, qui m’accompagnent toujours dans l’écriture. Il y avait donc des correspondances avec son roman Les Guérillères. Et puis une multitude de références mélangées au fil de la création, comme par exemple Gremlins ou la série Westworld ! 
H.J. – De mon côté, j’ai fait beaucoup d’allers-retours entre le texte et le Cyborg Manifesto, j’avais l’impression de le comprendre différemment à chaque lecture et notamment parce qu’on découvrait des choses dans l’écriture de la pièce elle-même. J’ai également beaucoup lu Marie Dilasser pendant qu’on travaillait. Sa façon de créer des personnages qui sont toujours en mutation, traversés par les objets et les paysages plus qu’ils ne les utilisent ou les traversent, c’était très fertile pour penser d’autres façons d’écrire pour le théâtre.

Écrire à quatre mains, est-ce nouveau pour vous ? Comment avez-vous travaillé, évolué dans l’écriture ?
L.C. – J’avais déjà eu une expérience d’écriture à quatre mains qui n’avait pas abouti. J’étais très admirative de l’écriture d’Hélène, et de la manière dont elle a à la fois une langue très singulière, belle et rythmique, et une maîtrise de la construction dramatique. Aussi, lorsqu’elle m’a proposé de travailler sur ce qui devait être au départ une forme théâtrale de 30 minutes, j’ai été très enthousiaste à l’idée de ce que ce partenariat pourrait créer et m’apprendre de l’écriture dramatique. Nous sommes parties d’un flou total, de longues heures d’écriture automatique assises face à face dans ma cuisine, chacune sur notre document drive, et puis progressivement les choses se sont affinées. Il y a eu beaucoup d’étapes dans ce travail, des moments de découragement, d’enthousiasme, des virages inattendus de la fable… Ce qui est drôle, c’est que finalement la pièce ne ressemble à aucune de nos écritures individuelles, elle s’éloigne du territoire de chacune pour en créer un autre.
H.J. – Pour moi c’était tout nouveau. Leïla a très bien décrit le processus, je peux juste ajouter qu’il y a eu aussi des temps plus longs où l’une ou l’autre n’écrivait plus. Parfois pendant plusieurs semaines je ne touchais pratiquement pas au texte alors que Leïla continuait d’écrire, et d’autres moments où j’écrivais et réécrivais énormément, pendant que Leïla était très prise par d’autres projets. Je pense que ça a beaucoup nourri le texte, le fait qu’on puisse chacune le développer sur un temps long avant de retrouver un territoire commun.

[…]

peinture de Charly Bellanger
peinture de Charly Bellanger

Découvrez l’intégralité du cahier
Leïla Cassar & Hélène Jacquel

Extraits de Grenouille©, de Leïla Cassar & Hélène Jacquel
Entretien avec Leïla Cassar & Hélène Jacquel, par Penda Diouf & Anthony Thibault
Utopistes de tous les pays, unissons-nous, par Hala Moughanie
Peintures de Charly Bellanger