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Nous vous conseillons l’option « Spontaneity », qui permet à l’intelligence artificielle d’improviser et de combler les blancs dans les cas où des informations viendraient à manquer.

Rest/e, Azilys Tanneau

La Pièce

Extrait de la pièce

Dans un bureau, la mère et l’encadrant se font face.

La mère. – Ma poule. Ma poulette. Mon amour. Mon trésor. Mon bouchon. Ma puce. Ma pucinette. Ma beauté. Ma louloute.

L’encadrant, qui prenait des notes, lève la tête, pensant la liste finie. Mais la mère continue et il se replonge dans ses notes.

Mon bébé. Ma grenouille. Tête de mule. Tête de linotte. Ma toute p’tite fille. Ma fille.

L’encadrant. – Et pour vous ?

La mère. – Le plus souvent : mamoune. Souvent aussi : mamounette. Parfois : mamaman. Et quand elle est énervée contre moi : Nathalie Lucienne Colette Besson.

L’encadrant. – Est-ce que vous voulez qu’on lui associe un parfum ?

La mère. – Euh, je ne sais pas, je… Est-ce qu’on lui met un parfum ? Elle ne mettait pas de parfum. Une odeur de shampoing peut-être. Celui qui sent la camomille.

L’encadrant. – C’est juste une option. Les odeurs, ça fait souvent beaucoup d’effet.

La mère. – Alors non. Pas dans un premier temps en tout cas.

L’encadrant. – Aucun problème, madame. Les sens sont perturbés lors des séances. Il faut y être préparé. Vous devrez choisir un décor aussi. Nous conseillons un lieu dans lequel vous vous sentez bien, un endroit positif, où vous avez de beaux souvenirs. Une prairie, un sentier de randonnée. Quelque chose de beau mais de moins quotidien. Pas un lieu où vous continuez de vous rendre régulièrement. Nous déconseillons le lieu de vie par exemple. Si on a une photo, c’est plus simple à reproduire. Vous verrez, le résultat est assez spectaculaire.

La mère. – On pourra le changer en fonction des sessions ?

L’encadrant. – Oui, mais ça vous sera facturé en plus. En parlant de tarifs, on part sur quelle formule ?

La mère. – Je vais prendre une session pour commencer.

L’encadrant. – Si je peux me permettre, je vous conseillerais plutôt la formule trois sessions. Nos clients sont souvent déçus quand ils n’en prennent qu’une. Déjà parce qu’ils ont envie d’en voir plus. Et puis parce que la première session s’accompagne souvent de frustrations et de légers décalages qu’on travaille à améliorer pour les suivantes.

La mère. – Une session, c’est très bien pour commencer. J’aurais bien pris plus mais je crois que mon banquier ne serait pas d’accord avec moi !

Petit sourire complice.

L’héritage de maman, hop, dans ma fille !

L’encadrant retrouve son sérieux.

L’encadrant. – C’est un service haut de gamme, madame. Ça n’est pas donné à tout le monde. (Un temps.) En ce qui concerne Aurore, vous avez le choix entre plusieurs modes. Nous vous conseillons l’option « Spontaneity », qui permet à l’intelligence artificielle d’improviser et de combler les blancs dans les cas où des informations viendraient à manquer.

La mère. – Ah non non non, on n’invente rien !

L’encadrant. – Dans ce cas, permettez-moi de vous prévenir que la conversation paraîtra beaucoup moins naturelle. De nombreux clients sont déçus quand…

La mère. – Tant pis. Je ne vais pas faire dire à ma fille des choses qu’elle n’a jamais dites.

L’encadrant. – D’accord. Alors on part sur l’option « Stick to the script ». Pour finir, il me faudra l’accord signé de l’autre parent.

Un temps.

La mère. – Ça, ça ne va pas être possible.

L’encadrant. – C’est une obligation. Sans ça, nous n’allons pas pouvoir enclencher la procédure.

La mère. – Le père désapprouve. Pour lui, il y a les vivants d’un côté et les morts de l’autre. Deux mondes strictement séparés. Qui doivent le rester. Il est un peu réac.

L’encadrant. – Je vois.

La mère. – Alors que moi, je suis plus spirituelle. Pas du genre qui va acheter des photophores Bouddha chez Maisons du monde, non. Du genre qui regarde le ciel en scrutant la forme des nuages pour y lire des messages secrets. Du genre qui voit des signes. Un papillon. Des plumes posées délicatement sur le palier de ma porte. Une chanson qui passe au bon moment à la radio. Je dirais que j’ai considérablement évolué sur le plan spirituel.

L’encadrant. – Ce que nous faisons ici n’a rien à voir avec la spiritualité, madame. Tout ce processus est on ne peut plus scientifique. L’intelligence artificielle qui va incarner votre fille n’est ni un esprit, ni votre fille revenue d’entre les morts.

La mère. – Je sais.

L’encadrant. – Et donc nous n’allons pas pouvoir continuer sans l’accord de monsieur.

La mère. – Je ne comprends pas. Lui, ça ne lui enlève rien que je fasse ça.

L’encadrant. – Considérez Aurore comme… une invention. Une invention révolutionnaire. Une invention qui a changé le monde. Eh bien, dans cette histoire, il y a deux créateurs. Deux détenteurs du brevet. Monsieur détient 50% des droits, au même titre que vous.

La mère. – Il n’est pas au courant de ma démarche.

L’encadrant. – Je suis désolé madame, mais c’est la procédure. Sans l’accord de monsieur, nous ne pourrons pas avancer. Veuillez m’excuser…

La mère. – (paniquée) OK ! OK. Je vais le convaincre. Il va me la donner, son autorisation.

L’encadrant. – Très bien. Alors faites-moi parvenir son accord dès que vous l’aurez, et on enclenche la procédure. D’ici là, j’ai tout ce qu’il me faut.

La mère ne bouge pas. Un temps.

La mère. – J’ai une dernière question.

L’encadrant. – Je vous écoute.

La mère. – Est-ce que tout ça sera prêt pour le 6 décembre ?

L’encadrant. – Ça le sera même avant. Pourquoi ?

La mère. – Parce que c’est son anniversaire.

[…]

L’autrice

Azilys Tanneau

Azilys Tanneau, née en 1996, est auteure, scénariste et chargée de production audiovisuelle. Après Sciences Po Paris, elle suit un master Scénario et écritures audiovisuelles à Paris Nanterre. Te reposer, son premier texte, écrit à 18 ans,est lu à Théâtre Ouvert. En 2020, elle participe au Studio Européen des écritures pour le théâtre à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon où elle commence à écrire Sans modération(s), pièce lauréate des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre en 2021 (éditée chez Lansman).

© Max of pics


Entretien avec Azilys Tanneau, par Christine Kiehl & Léa Robinet

Qu’est-ce qui t’a amenée à l’écriture ?
J’ai vraiment commencé à écrire à 18 ans, même si l’écriture était déjà présente avant. À la suite d’un évènement personnel douloureux, j’ai ressenti le besoin d’écrire, mais je n’y arrivais pas sous la forme d’un journal intime, c’était trop direct. Je n’ai pu le faire que sous une forme fictionnelle, à travers une histoire simple : une jeune femme s’accroupit régulièrement au pied d’un mur infini et parle à la personne qui est derrière ce mur mais qui ne lui répond pas. Chaque jour dans le texte correspondait à un jour d’écriture. C’était un texte sur la perte, uniquement destiné à mes parents à qui j’avais besoin de faire comprendre ce que j’étais en train de vivre. Mais au fur et à mesure de l’écriture, une chose magique s’est produite : cette jeune femme n’était plus exactement moi. Elle s’est transformée en un personnage qui évoluait dans sa propre histoire. Sa trajectoire à elle m’a devancée et ce faisant, elle m’a fait du bien, en me faisant entrevoir ce que je pouvais devenir. J’ai ressenti à travers cette première expérience très introspective et intuitive ce que pouvait être l’écriture : chercher une évolution à un personnage, trouver une dynamique à une histoire tout en gardant un lien affectif, personnel avec elle. Si j’ai continué à écrire, je le dois au hasard de ma rencontre avec le metteur en scène Rémy Barché. Il a lu ce texte, a eu envie de s’en emparer et l’a mis en espace à Théâtre Ouvert. Le passage de l’intériorité du processus d’écriture à une lecture devant un public a été très fort. Ensuite, Rémy m’a commandé un texte. C’était la première fois que ça m’arrivait.

Comment es-tu venue au texte théâtral ?
Il m’a semblé que ce premier texte ressemblait à du théâtre, du fait de l’adresse directe au cœur de ce dispositif simple et visuel. Et puis j’allais beaucoup au théâtre à ce moment-là, j’en lisais, j’aimais ça. Ma rencontre avec un metteur en scène m’a orientée, et je me suis sentie bien dans cet univers.

D’où est venu le projet de la pièce “Rest/e” ?
Je l’ai écrite dans le cadre d’une commande du festival Les Contemporaines : une pièce d’une heure maximum pour cinq comédiens maximum sur un sujet en lien avec l’actualité. J’avais vu peu de temps avant un mini-documentaire sur une mère sud-coréenne qui retrouve sa petite fille, morte d’une maladie, reconstituée en réalité virtuelle sur un plateau de télévision. Ça m’avait beaucoup frappée, questionnée. Au départ, j’avais envie de raconter une relation mère-fille par-delà la mort de cette dernière. Je suis attirée par ce qui touche à la perte, au deuil, des thématiques qui sont à l’origine de ma démarche d’écriture. Et puis je m’intéresse à l’industrie de la grief tech, aux innovations touchant au domaine de la mort qu’on voit fleurir de façon exponentielle. Le recours à la fiction permet de questionner la substance de ces inventions : quelle est leur nature ? quelles motivations cachent-elles ? en quoi peuvent-elles nous aider, ou au contraire nous desservir ?

Aider à faire le deuil : tel est l’argument commercial de l’entreprise sud-coréenne Re;memory qui organise des rencontres virtuelles avec un défunt. Que penses-tu de cet argument ?
Il me paraît évident que la promesse commerciale d’une telle technologie est d’aider à faire son deuil. Mais elle se heurte à un paradoxe puisqu’elle va à l’encontre de ce qu’est le deuil depuis toujours : faire avec l’absence de l’autre. Là, on fait l’inverse, on réactive un être pour accepter qu’il n’est plus. Pourquoi pas ? Dans Rest/e, Osiris est une start-up qui vient de naître, une niche qui n’est pas accessible à tout le monde financièrement, dont la pratique ne s’est pas encore démocratisée ; l’entreprise tâtonne elle aussi, n’a pas la distance nécessaire pour mesurer ce que cela peut provoquer chez ses clients…

[…]

Co(AI)xistence, installation vidéo de Justine Emard
Co(AI)xistence, installation vidéo de Justine Emard

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Azilys tanneau

Extraits de Rest/e, d’Azilys Tanneau
Entretien avec Azilys Tanneau, par Christine Kiehl & Léa Robinet
L’empreinte des âmes – mythes d’immortalité et rites funéraires contemporains, par Vassili Rivron
Co(AI)xistence, installation vidéo de Justine Emard