Aller au contenu

Ouverture

PORTRAIT
PAR GAËLLE BIEN-AIMÉE

Cette photo, posée là au coin de ma tête, vivante. Je l’ai composée. Trafiquée. Elle
appartient à un temps qui m’échappe.
Voilà.
Moi, je pose.
Mémoire argentique.
Les vagues de la côte sud caressent les dreadlocks de maître Agwe. La mer, on ne la verra pas. Pas sur cette image-là. Mais elle est juste à côté, me chuchotant des mots qui me font sourire. Elle est complice de tant de voyages.
Dans cette arrière-cour.
Cet endroit, inventé avant que je ne me désagrège étoile. Je pose.
Attendre l’angélus.
Capturer sa lumière fatiguée qui enveloppe ce coin de terre, à ce moment précis. L’éclat orangé du ciel de fin de journée ne dure jamais longtemps, tout comme la joie ou la paix. Il faut saisir le moment, vite. En cette golden hour où le soleil nonchalant, en robe dorée à voile rouge, traverse la mer pour aller crever loin.
Il faut voler l’instant.
En contre-plongée. Bien exposée.
Dans le cadre, il y a moi, un coq et une feuille de manguier qui s’évanouit avec grâce. Il y a moi dans cette lumière douce au pied du jour qui fout déjà le camp.
Focus sur ces yeux qui n’ont pas d’âge, plus d’âge.
Image chronophage.
Il m’a fallu une éternité pour la tisser. Puzzle qui rassemble rêves et feuillages, sérénité et mélodies. Dernier sourire esquissé. Le tout dernier.
Toute photo est gardienne de mémoire.
Celle-là est un avenir qui ne sera pas.
Moi, le coq et la feuille
Moi, l’île et le jour qui s’écroule
Moi, le regard enclavé dans la lentille
Immortaliser une âme apaisée.
Enfin.
Éviter la posture qui traduit l’effondrement.
Éviter les vêtements qui révèlent une époque.
Ce cliché est le dernier élan d’un corps dévasté mais qui reste altier.
Immobile sur la dodine, je me remémore ces promesses de bonheur couleur sépia.
Testament fragile.
Pause.

Cette photo imagine ma présence. Le désastre, hors champ.
Reconstituer une existence.
Débobiner une vie.

Cette photo
Une arrogance
Vivance posthume
Corps immortel
Victorieux

Poème postface

QUELQUES ÉCLAIRS AVANT
PAR MÉTIE NOVAJO

Nos corps sont secs et longs comme des lianes qui s’enroulent autour des panneaux
publicitaires.
Nos lèvres sont sèches. La terre a soif de nous et nous sommes secs comme la terre.

(Ainsi parlent les personnages, coupants comme des tessons.)
J’ai quitté la ville aux premiers pétards, j’ai fait mon temps.
Sans avoir mis le feu à une seule poubelle, sans avoir fêlé une seule vitrine au magasin capital.
Pardon pour elles.
Sans avoir jeté de bombes à graines. Sans avoir fait pousser l’Amazonie entre les HLM.
J’étais pressée.
Sans frapper le béton à coups de masse. Sans incendier le ciel.
S’excuser, à quoi bon ?
Pour les générations à ne venir pas. Pour le feu que n’avons pas mis, pour le feu que nous avons mis. Pour les forêts qui ont brûlé et les villes qui sont restées debout.
Debout : dans l’état.

Nous enfilons des mots comme des colliers mortuaires au cou de l’époque.
– Je m’excuse tout particulièrement auprès des merles, car ils sont nos sœurs et nos frères d’angoisse. Ami merle : je partage ton stress –
Nous ne désirons pour personne ce que nous ne désirons pas pour nous : l’effondrement des
corps. Même s’ieles sont dur.es au mal : même ciel.
Nous ne connaissons aucun problème avec la langue. Nos langues tournent dans nos bouches ou d’autres bouches ou d’autres sexes et forment mas-cul-ins é-masculés, féminins, neutres.
Nous tournons nos langues sept mille fois dans nos sexes et alors, enfin, ça érupte.
– N’aie pas peur. Depuis 1994, il existe un pluriel multiple, les zapatistes l’ont inventé. Lis les communiqués de la forêt Lacandone, lis la loi révolutionnaire des femmes –
Vues de la campagne, les images qui brûlent sur BF Haine TV nous redonnent du coeur à l’ouvrage.
La grève. Partout, tout le temps, totale. Longue, absolue. Ravageuse. Tapageuse. Vengeuse.
Vengeuse ?
Vengeuse ouais. Vengeresse est trop sophistiqué pour la grève infinie que nous voulons.
Sans sommeil et sans rêves, nous apprendrons à parler corbeau.
– J’oubliais : nous avons des enfants de chair non ignifugée que nous emmenons loin des feux de la ville. Ils volent comme des ballons de baudruche vers le soleil. Ils éclatent.
Pop
et retombent en chants de rossignols, merles, grives dans la montagne-forêt où la nuit nous englobera bientôt – nous avons pour avancer nos coeurs et nos feux.