Une vallée prise dans toute son étendue – l’histoire géologique qui la compose, les vivants qui la peuplent, les strates et les accidents de son évolution… L’occasion pour l’autrice de jouer avec la puissance de sa langue et la manière dont le langage crée le mouvement, la présence, l’image de nos co-habitons avec les autres vivants, animaux, végétaux…
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette œuvre en 2023, avec un extrait de la pièce, une rencontre avec l’autrice, Julie Aminthe, le regard de l’urbaniste Maud Marsauche et les gouaches de Céline Thoué.
La Pièce
Extrait de la pièce
Première partie
« La dormance »
bon
de prime abord bien sûr
en cette fin d’après-midi d’hiver 1995
rien ici ne se joue de bien exceptionnel
hmm
les falaises conservent leur impassibilité millénaire
la rivière poursuit la lente érosion de son lit
c’est un peu comme si tout concourait à nous faire croire qu’il nous faut circuler
que dans ce petit bout de monde décidément y a rien à voir
mais tutututut
ne soyons pas dupes d’accord
cette
disons
monotonie ambiante hein
c’est un piège
une sorte de piège tendue aux pressés et aux étourdis de tout bord
vous assure
c’est que j’ai pas mal bossé avant de me tenir là vous savez
me doutais qu’un endroit pareil
il ne s’ouvre qu’à condition d’avoir le bon trousseau de clefs avec soi
alors qu’ai-je fait
hein
on fait quoi
concrètement
pour devenir « serrurier.ière » d’un tel paysage
eh bien
on apprend déjà
un maximum de choses
les différents types de roches par exemple
ou les forces et faiblesses d’un sol acide
on se renseigne aussi sur qui vit dans le coin à l’année
qui vit plutôt dans le coin en saison
et comment ça change en fonction de l’époque des besoins
de tout un tas de facteurs assez complexes en vérité
hmm
puis en parallèle
fondamental ça
on s’entraîne
musculation des cinq sens
exercices d’équilibre en zone abrupte
pratique poussée de l’observation discrète
conditionnement à la patience à toute heure et par tous les temps
et cetera et cetera
vous allez me voir en action de toute manière
donc
hem hem
assez parlé de moi d’accord
revenons-en à ce qui compte vraiment
cette vallée
ces gorges
cette rivière
toutes nommées c’est amusant la sereine
par goût de l’antiphrase essentiellement
car ici
rappelez-vous
on ne doit pas se fier à la monotonie ambiante
tutututut
en cachette
sans cesse
se trament des histoires qui ne sont pas dénuées de troubles
de passions diverses
encore faut-il se donner la peine de les détecter
temps
hmm
long temps
un peu de lecture si besoin
« légendes autochtones »
en poche
« quand les collisions créent des montagnes »
un polar
Le Georges
pffffffffffff
ah
mais tiens
on a de la veine
pas même à attendre en se frictionnant les mains que bam
un spécimen nous arrive
et pas n’importe lequel hein
le georges
ancien membre de la paysannerie locale
actuel pêcheur du dimanche
on dit de lui qu’il souffle plus qu’il ne parle
on raconte même qu’il serait fils du mistral
rien que ça
La Promeneuse au loin
ALORS
(une urbaine en week-end)
La Promeneuse au loin
ÇA MORD OU PAS
silence
ouais
si vous voulez mon avis
lors d’une première prise de contact avec un être comme le georges
pas très stratégique d’user de ce genre de
voyez
« bonhomie »
au demeurant sympathique je ne dis pas mais
dans la tête d’un type comme lui
ça déclenche un paquet de signaux d’alerte du style
et-qu’est-ce-qu’on-me-veut-et-quoi-j’ai-fait-la-laisserai-pas-ma-place-à-moi-c’est-ma-moi
qu’on court le risque
soit de le voir se replier sur lui-même
soit d’assister à son départ précipité
c’est au choix
La Promeneuse au loin
BON BEN
BON DIMANCHE QUAND MÊME
vieux plouc
[…]
L’autrice
Julie Aminthe
Julie Aminthe est formée au sein du département écriture dramatique de l’ENSATT (Lyon). Elle collabore avec plusieurs compagnies et structures artistiques (Espace 600, Compagnie Arnica, Théâtre Massalia, Compagnie La Magouille, Collectif Eskandar, etc.), tout en orchestrant des ateliers d’écriture, notamment à l’Université Stendhal-Grenoble III. Six de ses pièces, dont trois destinées à la jeunesse, sont publiées aux éditions Quartett.
© Baptiste-Souleyreau
Entretien avec Julie Aminthe, par Thomas Horeau & Claire Rouet
Sur les premières pages du manuscrit, il est indiqué qu’« à l’origine, cette pièce est écrite pour cinq interprètes-marionnettistes ». Ta manière d’écrire s’en est-elle trouvée modifiée ? La mention « à l’origine » suggère-t-elle que la pièce pourrait s’affranchir de la forme marionnettique ?
Écrire pour la marionnette radicalise en quelque sorte ma manière de faire théâtre. Cela m’incite, par exemple, à maîtriser mes élans disons littéraires et à ne jamais perdre de vue la question du « qu’est-ce qui se passe ? », sans quoi la présence de la marionnette devient rapidement bancale. En d’autres termes, ce médium ne pardonne pas. Il te fait voir très vite là où la situation se relâche, là où la langue monopolise l’espace, là où ce n’est plus jouable. C’est, de ce fait, un révélateur assez puissant des erreurs dramaturgiques que l’on peut commettre et, pour cette raison même, la marionnette m’est précieuse. Elle constitue une espèce de garde-fou, en somme, via lequel mon écriture s’efforce de rester un appel, une invitation, un lieu précis mais ouvert pour que d’autres puissent y mettre leur patte.
Cela étant dit, je ne me laisse pas complètement faire. Collaborer, c’est se lancer des défis mutuels. Notre vallée « bouscule » à divers endroits « la forme marionnettique », l’encourage à se montrer inventive, la teste.
Quant à savoir si la pièce peut se passer de sa partenaire d’origine, je le crois, oui. Parce que, une fois encore, la marionnette ne m’impose rien que je ne souhaite pas moi-même. Mieux, tout en me poussant à bâtir une dramaturgie la plus solide possible, elle m’offre en même temps des libertés magnifiques, comme celle de pouvoir convier sur scène d’autres êtres que les humains, ou de renverser les rapports d’échelle par ses capacités géniales de zoom et de dézoom. Ainsi, grâce à elle, je peux faire preuve d’une plus grande créativité, et peut-être donner envie à d’autres disciplines d’expérimenter à leur façon, avec leurs propres outils, cette zone d’action possible.
En exergue, tu as choisi une belle citation d’Anna Tsing qui suggère d’explorer des perspectives narratives dans lesquelles le paysage quitte sa place de décor pour devenir le protagoniste d’une aventure au même titre que les humains. Quels sont pour toi les enjeux – théâtraux ou autres – de cette remise en question de la hiérarchie humain/non-humain ? Comment as-tu procédé pour faire du paysage un protagoniste à part entière ? Dans quelle « aventure » s’inscrit-il ici ?
Il faut que je rappelle que Notre vallée est une commande d’écriture de la compagnie marionnettique Arnica, dirigée par Émilie Flacher. Je le précise car la toute première étape de travail a consisté à échanger autour de ces questions avec la metteuse en scène. Et nous avons lu, en effet : l’anthropologue Anna Tsing, la philosophe des sciences Vinciane Despret, l’écrivain-chercheur Baptiste Morizot, le poète et activiste écologique Gary Snyder, tant d’autres… Ce fut une longue phase, passionnante, au cours de laquelle nous commençâmes à entrevoir ce que nous pouvions faire artistiquement pour accompagner – à notre humble mesure – cette démarche de remise en question de l’anthropocentrisme. Ainsi, il nous a semblé intéressant de nous évertuer à inventer un récit théâtral où – pour paraphraser Anna Tsing – les humains n’occuperaient pas tout l’espace. Dans ce sens, il ne s’agit évidemment pas de les exclure en mode « Oust ! Bon débarras ! ». Au contraire, il s’agit de les inclure dans un monde plus vaste, plus habité ; un monde où tout s’imbrique et se répond.
Sur ce point, et pardon pour l’effet name-dropping, j’en reviens à ce que raconte Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant, et qui m’a marquée. La grave crise écologique qui est en cours a à voir avec une autre crise, celle de notre sensibilité. Pour aller vite, nous autres Occidentaux, depuis que l’on a démystifié ce que l’on nomme la « nature », que l’on a voulu s’en rendre « maîtres et possesseurs », avons gravement appauvri notre rapport à la terre et aux autres espèces. Par conséquent, comment pourrions-nous être « touchés » par le désastre en cours si nous sommes aveugles et sourds à tout ce qui nous environne ?
Ainsi, mettre en lumière d’autres êtres que nous-mêmes, pister les liens secrets qui unissent tel ou tel, montrer qu’un haut lieu de la vie sauvage se cache sous l’apparence d’une vallée dite déserte… voilà des perspectives stimulantes pour qui croit encore que les histoires peuvent avoir une influence sur notre façon de faire corps avec le monde.
[…]
Découvrez l’intégralité du cahier
Julie Aminthe
Extraits de Notre vallée, de Julie Aminthe
Entretien avec Julie Aminthe, par Thomas Horeau & Claire Rouet
Entretien avec Maud Marsauche, par Élise Blaché & Simon Grangeat
Traversées, gouaches de Céline Thoué