La Pièce
Extrait de la pièce
je me tiens dans une forêt j’é
coute un ancien garde forestier
qui me parle de la mort des forêts derrière
lui un cadavre d’arbre qui tend ses
branches furieusement vers le ciel
paralysées au moment de sa mort
maintenant pour toujours cette griffe dans le
vide cadavres de branches
où que l’on regarde
je me tiens dans la forêt
pour faire des recherches pour un projet sur pourquoi
et de quoi les forêts allemandes
meurent vraiment et qu’est-ce que
c’est en fait
une forêt allemande
et pourquoi les allemands
parlent en fait
tout le temps de forêts
alors qu’elles se dessèchent juste devant leur porte
et le
mobile vibre et je sais à cet instant
très exactement
que je ne regarderai que plus tard
plus de quatre cent mille mètres carrés de forêt allemande
auront été définitivement détruits à la fin de
cette année
ce qui représente la grandeur de
deux cantons de zoug
je ne vois pas où
se trouve exactement le canton de zoug
ou comment c’est grand
mais j’opine étonné
l’ancien garde forestier explique
que la soi-disant forêt allemande
ce lieu mythique
est composée majoritairement d’épicéas importés
qui en fait ne sont pas endémiques ici
la forêt allemande est un produit d’une importation forcée
en train de mourir
les forêts d’épicéas ont juste été plantées là
pour pouvoir les abattre dit mon père
et maintenant ils veulent tout à coup
mettre des douglas d’amérique du nord
il raconte
parce que les épicéas de norvège crèvent
il raconte
et en plus toute cette forêt ici est juste plantée là
mais la posséder
un investisseur suédois sans aucun doute
peu importe tu sais
il a dit
il ne faut pas pour autant tout de suite se suicider
j’ai pensé
je ne réagis pas
il ne faut pas pour autant
se suicider à cause de ça
il avait dit à l’époque
il y a dix ans
quinze
vingt entre-temps plutôt
j’y ai beaucoup pensé
il a dit
comment on pourrait le faire
comment exactement
sans douleur
en fait ça me préoccupe
toute la journée
mais tu sais
n’aie pas peur
le mobile vibre
je ne réagis pas
et maintenant ils veulent vraiment
planter des douglas
quoi
donc à la place des épicéas norvégiens importés
au XVIIIe siècle ils ont abattu tous les sapins
et ils ont importé à la place des épicéas norvégiens
qu’ils ont simplement appelés sapins après
a dit le garde forestier
et parce que les épicéas importés c’est-à-dire
les sapins de remplacement se dessèchent maintenant
ils veulent maintenant sauver leur forêt allemande
avec des douglas nord-américains importés
ah oui
personne n’y a réfléchi
rien qu’un peu
ce que ça va avoir comme conséquence
on veut juste quelque chose
qui pousse vite et haut
et on se fait
conseiller
par quelques grandes entreprises forestières
et puis à la fin on met la faute sur
les bostryches
quels bostryches
oui c’est une bonne grosse blague
les bostryches
des coléoptères très banals
[…]
L’auteur
Thomas Köck
Né en 1986 en Autriche, Thomas Köck est auteur et metteur en scène. Il écrit de nombreuses pièces, dont sa trilogie climatique (Submerger le paradis, Jouer au paradis et Mourir de faim au paradis). Il co-fonde en 2016 la revue nazisundgoldmund, critique politique et poétique de la droite européenne. Auteur en résidence du Théâtre National de Mannheim en 2015 et 2016, lauréat de nombreux prix, dont deux de dramaturgie de Mülheim pour Jouer au paradis en 2018 et Atlas en 2019, ses pièces sont jouées sur les plus grandes scènes d’Europe.
© Max Zerrahn
Entretien avec Thomas Köck, par Marie Cléren & Claire Rouet
Quand elle parle de son travail avec les artistes, l’anthropologue Anna Tsing estime « qu’il est temps que l’on accepte de raconter avec sensibilité des histoires terribles, qui sont le fruit d’une observation rigoureuse ». Cette citation fait-elle écho à ton projet ?
Anna Tsing est une accompagnatrice importante dans mon travail de ces dernières années. Je la lis beaucoup et avec plaisir. Je suis d’accord avec elle et je crois qu’il faut plus encore trouver une langue pour cette situation précaire – où les écosystèmes, les systèmes sociaux, les corps et les espèces ont été exploités pendant des décennies, voire des siècles, pour montrer ces rapports, au travers de la langue, des histoires, des narrations – et il faut trouver cette langue, sans tomber dans les pièges narratifs que cette exploitation nous présente comme des points de fuite possibles, il faut de la sensibilité et une observation précise…
Au-delà de la documentation scientifique, quelles sont les sources plus littéraires ou philosophiques qui irriguent ton travail ?
Vraiment beaucoup, je me vois toujours comme un moine, entre les textes, lisant, recopiant, complétant, en discussion avec des livres, des textes, des humains, des ami·es et beaucoup de mort·es.
D’où vient le titre Solastalgie ?
Je suis tombé dessus il y a quelque temps et ça m’a offert, comme sonorité et comme concept, un terme pour ce que j’essayais de décrire ces dernières années. J’avais en fait réservé ce titre pour un projet plus grand, mais cette pièce-là est arrivée. Elle s’écrivait presque toute seule… Je réfléchis encore pour savoir si je pourrais utiliser ce mot une nouvelle fois, pour une autre pièce…
Peux-tu nous dire quelques mots du prologue, de sa construction et de ses enjeux ?
C’est un amoncellement – de voix sorties de forums, d’articles, de commentaires – qui donne comme un écho du présent, qui doit, comme un chœur grec, nous permettre de nous situer au début d’une tragédie. Sauf qu’un chœur grec parle de navires, de batailles, de soldats à cheval et de dieux – alors que ces voix ne parlent plus qu’avec elles-mêmes, quelque part sur le web, loin de tous les dieux.
Dans “Solastalgie”, comme dans Submerger le paradis, traduit en français par Marina Skalova, le destin de la famille est intimement lié à celui de la nature qui l’environne.
Ce ne sont pas les destins de familles quelconques qui sont entremêlés. Dans les deux cas, ce sont les destins de familles de travailleurs – en tant que classe sociale. J’essaie toujours de mettre en jeu le corps dans ses rapports sociaux et politiques… Qu’est-ce que ça veut dire, classe ? Comment est-ce que ça se ressent, dans le corps ? Comment ressent-on la tension d’un écosystème qui souffre en permanence d’exploitation ? Comment se sent un organisme qui, dans cet écosystème, est tout autant exploité que toutes les autres ressources – parce que tout doit être utilisable et exploitable… Les effets que cela a sur ce corps, sur ces corps, m’intéressent – et je suis certain qu’il est possible de passer de l’exploitation de ces corps aux paysages blessés et aux destructions et à la brutalisation de l’espace public. L’exploitation est destructrice partout, à tous les niveaux.
Le texte se déroule dans une forêt, lieu par excellence des contes et légendes germaniques ; le parallèle entre la peau et l’écorce met en valeur la nature organique de l’homme et l’essence vivante de la nature ; quant à la solastalgie, elle rappelle la mélancolie qui habite les auteurs et autrices du XIXe siècle. N’y a-t-il pas des réminiscences romantiques dans la pièce ?Certainement ! J’ai bien sûr été construit, culturellement parlant, avec certaines formes et images littéraires et celles-ci conditionnent les possibilités et les narrations du monde qui m’entoure. Et même si je les interroge, je ne peux pas si rapidement m’en défaire. Mais je ne suis qu’une personne parmi beaucoup de lecteur·ices. Pour moi, c’est dans la lecture que s’ouvrent les références, pas dans l’écriture. Dans le meilleur des cas, les textes sont plus malins que leurs auteur·ices. Les œuvres se construisent et prennent vie grâce au savoir qu’apportent leurs lecteur·ices. Je trouve toujours mes propres interprétations plus ennuyeuses et plus prévisibles.
Pour répondre à la question, il est intéressant évidemment que la soi-disant maladie de la nostalgie soit apparue pendant le Romantisme – tout comme apparaît aujourd’hui la solastalgie, deux périodes historiques marquées par des révolutions technico-économiques…
[…]
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Thomas köck
Extraits de Solastalgie, de Thomas Köck (traduit de l’allemand par Mathieu Bertholet)
Entretien avec Thomas Köck, par Marie Cléren & Claire Rouet
Entretien avec Mathieu Bertholet, par Marie Cléren & Claire Rouet
Entretien avec Jean Le Goff, par Marie Cléren & Claire Rouet
Forêts, installations d’Eva Jospin