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La jungle urbaine n’a plus de secret
mais son ventre crie famine

Garçon chasseur, Pascal Brullemans

La Pièce

Extrait de la pièce

Narrateur. –
On dit que les clients de chez Claudette
l’ont vu ce matin-là monter dans l’autobus
qui s’en allait en ville
Gens. –
Son sac sur le dos
Un trésor dans les mains
Pis ses maudits oiseaux
L’ont suivi jusqu’à l’autoroute
Paraît qu’y a débarqué au centre-ville
Paraît que c’était sale pis que ça puait
Ça a ben l’air qu’y s’est pas senti bien
Perdu comme un pou dans un chenil
C’est sûr qu’y a voulu s’en revenir
Faut juste qu’y trouve un endroit où se poser
Faque y a marché un bon bout de temps
Voit une fontaine entourée d’arbres
Dépose son sac sur un banc de parc
Garçon chasseur. –
Tout bon chasseur sait comment
repérer les bons sites
Gens. –
Sauf qu’y voit pas
Tout près de la fontaine
Un chat maigre
Le poil dru l’oeil crevé
Qui l’observe avec ben de l’intérêt
Narrateur. –
Pendant que le garçon installe sa tente
son attention est attirée par un vieil homme
qui marche dans l’allée en sous-vêtements
Gens. –
Quoi ?
Tu veux dire qu’y est… ?
Presque nu
Doux Jésus !
Qu’est-c’est qu’y font les gens ?
Y l’ignorent ou l’évitent
Comme si c’était normal
Le monde en ville !
Tellement malsain
Narrateur. –
Croyant le vieux confus
le garçon s’approche
Garçon chasseur. –
Besoin d’aide Grand-père
Vieil homme. –
Comment quelqu’un comme vous
peut-il m’aider ?
Garçon chasseur. –
Je peux vous donner mon manteau
pour éviter que les gens voient vos…
Narrateur. –
Le vieux s’empourpre et l’injurie
disant qu’il est trop bête pour voir
qu’il porte de somptueux habits
Ses cris outrés alertent la Sécurité
Sécurité. –
Besoin d’aide ?
Vieil homme. –
Ce migrant m’agresse
Sécurité. –
Voulez-vous porter plainte ?
Vieil homme. –
Remplir un formulaire
quand le problème est là sous vos yeux ?
Quand nos jardins sont pris d’assaut par des
déracinés et tout ça grâce à l’apathie de nos
autorités ?
Je ne vous dis pas bonne journée
Constable !
Narrateur. –
Le vieux en slip s’éclipse
le laissant seul avec la loi et l’ordre
Sécurité. –
C’est à vous la tente sur le gazon ?
Vous savez pas que c’est interdit
d’occuper l’espace public ?
On va devoir produire un constat d’infraction
Narrateur. –
C’est là que le chat entre en scène
Chat. –
Loin de moi l’envie de contredire la loi
mais nous parlons ici d’activité récréative
Or tout citoyen a le droit de pratiquer des loisirs
dans le respect des heures d’ouverture
Vous pouvez le lâcher
Sécurité. –
C’est bon dégagez
Ramassez vos affaires
Circulez circulez

[…]

L’auteur

Pascal Brullemans

Depuis plus de vingt ans, Pascal Brullemans développe une pratique autour des écritures de plateau, marquée par de nombreuses collaborations. Sa dramaturgie se partage entre le théâtre adulte et le jeune public, pour lequel il écrit de nombreuses pièces, dont : Isberg, Vipérine, Petite Sorcière et Ceux qui n’existent pas. Traduits en plusieurs langues, ses textes ont été montés et édités dans divers pays.

© Christophe Pean


Entretien avec Pascal Brullemans, par Corinne Loisel

Peux-tu nous parler de l’origine de Garçon chasseur, de tes sources d’inspiration ?
Le point de départ fut une relecture des textes de Falk Richter. Je m’étais alors demandé comment aborder des questions
d’ordre économique dans un théâtre jeune public. Puis, je me suis souvenu d’un conte d’Andersen qui m’avait marqué, lorsque
j’étais enfant : Les Habits neufs de l’Empereur.
Dans cette histoire, l’auteur parle du mensonge cultivé par l’élite, pour préserver la stabilité du pouvoir. J’avais aussi été fasciné
par la fabrication du vide. Cette métaphore me semblait porteuse pour parler d’une économie dominée par les technologies
numériques. Alors j’ai imaginé ce que serait devenu ce royaume, si l’enfant n’avait pas prononcé cette phrase célèbre (« Le roi est nu. ») qui provoque la chute du récit d’Andersen. Qu’advient-il d’une société où tout le monde se tait et accepte de croire aux habits invisibles, transformant le mensonge en une réalité bien concrète ? J’avais là assez d’éléments pour me lancer dans un projet d’écriture.

Tu n’as pas commencé tout de suite à écrire pour le jeune public. Quel a été ton parcours d’auteur ? Pourquoi as-tu ressenti, à un certain moment, la nécessité d’écrire pour le jeune public ?
J’ai complété ma formation à l’École nationale de théâtre du Canada, en 1994. Ce programme avait la particularité de partager un certain nombre de cours avec les étudiants en jeu. J’ai rapidement assimilé le fait qu’en écrivant pour le théâtre, j’avais accès à plusieurs types de langages, tels que le corps, le mouvement, la lumière ou le son. Évidemment, à cette époque, j’étais très
influencé par le travail de Robert Lepage, mais aussi par l’écriture cinématographique de David Lynch, qui créait un pont avec les surréalistes. J’ai donc abordé le plateau comme une machine à créer des images poétiques. Cette manière d’écrire en lien
avec la salle de répétition m’a mené à collaborer avec le metteur en scène Éric Jean. Nous avons créé ensemble une dizaine de
productions, dont Hippocampe, qui a reçu en 2001 le prix du meilleur spectacle, décerné par l’Association québécoise des critiques de théâtre. Puis, après plusieurs années de pratique, j’ai eu le sentiment d’atteindre une certaine limite dans l’écriture.
À la même époque, j’ai assisté à un spectacle de marionnettes, entouré d’enfants. Leur intelligence, leur acuité, mais surtout leur capacité à saisir les codes théâtraux (qui sont les mêmes que ceux du jeu symbolique), tout cela m’a donné envie de les rencontrer et d’écrire spécifiquement pour eux. Depuis, j’alterne entre les projets pour adultes et ceux pour enfants, l’un inspirant l’écriture de l’autre. Écrire pour le jeune public m’a appris à utiliser le théâtre comme un objet de médiation, me permettant d’explorer des questions sociales ou philosophiques. La représentation crée cet espace qui permet aux spectateur·rices de se poser pour réfléchir sur un sujet. Évidemment, pour cela, il faut que le public soit prêt à entrer dans le
jeu. Cette prédisposition me semble plus présente chez les enfants. Leurs capacités dramaturgiques me donnent la possibilité de creuser des propositions plus radicales. Bien sûr, j’aime divertir mon public en racontant une bonne histoire, mais la représentation prend tout son sens à travers les réflexions et les échanges qu’elle suscite.

[…]


La Fin de l’abondance, huiles sur toile de Shu Rui
La Fin de l’abondance, huiles sur toile de Shu Rui

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PASCAL BRULLEMANS

Extraits de Garçon chasseur, de Pascal Brullemans
Entretien avec Pascal Brullemans, par Corinne Loisel
La Fin de l’abondance, huiles sur toile de Shu Rui
Réenchanter le monde pour le mettre à nu, par Paul Lefebvre