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on va cultiver le désordonné, le vivace, le vigoureux, le résistant

L’Odeur des tissus, Lydie Tamisier

La Pièce

Extrait de la pièce

Noir. Un chant de femmes monte lentement. La lumière monte. Les femmes qui chantent apparaissent, elles sont en ronde et se tiennent la main. À la fin du chant, elles se sourient, laissent un temps puis se font la bise en se disant « bonne nuit », suivi du prénom de celle à qui elles souhaitent une bonne nuit. Il faudra bien s’assurer d’avoir dit « bonne nuit » à tout le monde. 

Claudia. – Mesdames ? Je vous souhaite à toutes une bonne nuit…

Elle leur sourit.

Réparatrice…

Elle continue de sourire en promenant son regard sur chacune d’elles.

Pleine de doux rêves…

Sourire.

J’ai passé une journée formidable en votre compagnie.

Sourire.

Une journée… pleine des subtiles odeurs de notre jardin, de vos sourires amicaux et de votre infinie gentillesse…

Sourire.

Grâce à vous je m’en vais me coucher le cœur apaisé.

Sourire.

Merci pour votre amitié.

Une. – Merci, Claudia.
Une. – Une excellente nuit à vous aussi, Claudia.
Une. – Faites de beaux rêves, Claudia.
Une. – Merci de votre générosité, Claudia.
Une. – Merci, Claudia.
Une. – Merci.
Une. – Merci.
Une. – Merci, beaucoup.
Claudia. – Maintenant, laissez-moi vous réciter ce petit poème japonais pour vous accompagner dans votre sommeil :
Femmes en train de planter du riz…

Un temps.

tout est sale en elles

Un temps.

excepté leur chant [1].

Silence. Toutes se recueillent et méditent sur le haïku.

Bonne nuit, chères pensionnaires.
Une. – Merci, Claudia.
Une. – Bonne nuit, Claudia.
Modeste. – Attendez, s’il vous plaît. Je voudrais vous réciter un petit haïku, moi aussi, si ça ne vous dérange pas.
Claudia. (souriante) Bien sûr, Modeste.

Modeste prend un temps pour se rassembler.

Modeste.
On écoute les insectes
et les voix humaines
d’une oreille différente [2].

Un temps.

Claudia. – Merci, Modeste, pour cette invitation à la pensée.
Une. – Merci, Modeste.
Une. – Merci, Modeste.
Claudia. – Bonne nuit à toutes.
Modeste. – Bonne nuit à toutes.
Une. – Bonne nuit.
Une. – Bonne nuit.

Elles se dirigent tranquillement vers la sortie.


[1]1. Konishi Raizan (1654-1716).
[2]2. Ando Wafû (1866-1937).

[…]

L’autrice

Lydie Tamisier

Lydie Tamisier est diplômée du département écriture dramatique de l’ENSATT (Lyon). Elle est l’autrice de Le Temps libre, ou la Mélancolie de la fragile splendeur vitaleFleurs séchées sur piano noir (Le Pôticha éditions, 2022), et Manger à Thionville, un texte hybride entre l’essai culinaire et la poésie. Sa dernière pièce, L’Odeur des tissus, a été présentée au festival Jamais Lu à Théâtre Ouvert en octobre 2022.

© Flore Loiseau


Entretien avec Lydie Tamisier, par Stéphane Czopek & Sylvie Jobert

Pouvez-vous nous dire ce qui vous a conduite vers l’écriture dramatique ?
Au départ, je voulais être comédienne. C’est en découvrant, pendant mes années à l’université Paris 3 en études théâtrales, de nombreux auteurs et autrices contemporain·es et émergent·es que l’écriture est arrivée. Ce qui m’a stimulée, c’est la diversité des écritures, leur liberté. Surtout, nous en parlions, nous en débattions avec les professeurs, ce qui tranchait radicalement avec le rapport que j’entretenais jusque-là au texte, en tant qu’apprentie comédienne. Le texte avait en quelque sorte perdu de son autorité, de sa supériorité. C’était très décomplexant. Ainsi, dans l’émulation de ces années à la fac, j’ai écrit ma première pièce.

Y a-t-il eu un ou des éléments déclencheurs pour l’écriture de “L’Odeur des tissus” ?
Tout d’abord, L’Odeur des tissus est vraiment une continuation de mon texte précédent, Le Temps libre, ou la Mélancolie de la fragile splendeur vitale. Au début de l’écriture du Temps libre, j’avais regardé le film de Rossellini, Les Onze Fioretti de François d’Assise, un film qui raconte la vie en communauté de moines franciscains en quelques épisodes plutôt drolatiques. Le Temps libre n’en était pas directement inspiré, mais il en était imprégné. Il s’agissait de tableaux mettant en scène des personnages faisant des activités en groupe. Ce qui m’intéressait était moins la question du vivre-ensemble que celle de
l’être-avec, c’est-à-dire de nos manières d’être au sein d’un groupe et dans certaines situations régies par des règles, tacites ou
énoncées. Les personnages respectaient les règles ou les façons de faire propres à chaque situation pour que tout se passe
bien, notre temps libre étant précieux. L’histoire de ces personnages, c’était l’histoire toute simple de gens qui sont en quête de
moments de vie, de moments de joie. Avec L’Odeur des tissus, j’ai pris à bras-le-corps cette question de la joie. Là, le film de Rossellini a été plus qu’inspirant. J’ai repris le principe des petits épisodes relatant chacun un événement, quand bien même ce ne serait qu’un petit événement que l’on pourrait dire anecdotique. Dans le film, les moines font preuve d’une bienveillance à toute épreuve, au point de paraître naïfs. Cette bonté inébranlable est terriblement émouvante. Mais les émotions restent sur un fil très subtil. C’est drôle, mais curieusement, c’est aussi un peu douloureux, à force. C’est ironique, et extrêmement tendre en même temps. Le ton est léger, mais la musique dramatise, et la caméra s’envole souvent vers le ciel dans un mouvement lent qui semble chargé de mélancolie. Cette façon d’être entre deux, d’être ni ceci ni cela, est aussi une chose que je recherche.

Le Temps libre” proposait donc une suite de tableaux mettant en scène des situations et des personnages différents les un·e·s des autres. Dans “L’Odeur des tissus”, vous partez d’une situation et d’un groupe que vous suivez jusqu’à la fin..
Dans L’Odeur des tissus, la joie devient un projet commun, un projet sérieux, une quête qui pourrait s’apparenter à une quête spirituelle. Dans cette pièce, la joie advient dans l’expérience prolongée du collectif. Vivre en communauté demande aussi beaucoup d’abnégation, voire de l’effacement, une « vertu » en laquelle croit Claudia, la directrice du centre. Tout cela rend évidemment le projet assez complexe, pour des raisons que l’on imagine aisément. Il y aussi le fait non négligeable que les personnages sont des femmes qui ont connu le malheur, peut-être même le désespoir. Ce n’est pas dit explicitement, mais on le ressent fortement. Il n’est donc plus du tout question de voler des moments de gaieté en se rassemblant le week-end dans le cadre d’une activité, mais de se sauver. Contrairement aux personnages du Temps libre, dont on peut penser qu’ils sont dans l’acceptation de leur condition, la joie de vivre n’étant recherchée qu’épisodiquement et uniquement comme fulgurance, les femmes de L’Odeur des tissus, sont, elles, dans une lutte. Si l’acceptation est plutôt un projet individuel, la lutte, de mon point de vue, est forcément collective. Dans L’Odeur des tissus, il est question d’entraide, de solidarité. Le fait de passer par le
groupe, ou plutôt par la communauté, m’a permis d’aborder la joie sous un angle différent, car elle est vécue, d’une part, comme une difficulté, mais surtout comme une quête complexe, pleine de paradoxes. Dans Le Temps libre, elle est liée au sentiment fulgurant, passager, de se sentir exister, tandis que dans L’Odeur des tissus, elle est recherchée comme un état permanent.

[…]

elementum, techniques mixtes de Ryoichi Kurokawa
elementum, techniques mixtes de Ryoichi Kurokawa

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lydie tamisier

Extraits de L’Odeur des tissus, de Lydie Tamisier
Entretien avec Lydie Tamisier, par Stéphane Czopek & Sylvie Jobert
Un tapis de fleurs, par Martial Pisani
elementum, techniques mixtes de Ryoichi Kurokawa