
J’ai essayé de regarder au-delà de ce mur
Virages noirs, Shiho Kasahara
Ce qui nous attendra un peu plus loin
La Pièce
Extrait de la pièce
Sur la départementale 470, dans le Haut-Jura
Eva. – Je continue à prendre des virages
Un virage me mène à un autre
Un autre encore à un autre
Parfois je me demande
Si je lâchais ce volant
Ma voiture mon corps et mon esprit
En l’espace d’un instant tomberaient vers le bas
Tout s’arrêterait net au fond de cette vallée
Tout s’arrêterait net
Mais peut-être pas tout
Tout se figerait
Sauf mon sang qui continue de couler
Jusqu’à ce que sa couleur soit rouillée
Après tout
Je ne peux pas
Je ne peux pas faire ça
Là dans ce paysage
Sous le ciel où les oiseaux ne chantent plus
Je n’ai qu’à agripper fort ce volant
À prendre les virages
À continuer la route
Juste continuer
Les éclats de lumière affluent sur la départementale
470
Il fait beau et je vois mon sang refluer sur la chaussée
Au Service de l’emploi de Saint-Claude, dans le Haut-Jura
Femme. – Votre date de naissance
Eva. – C’est juste
Femme. – Votre numéro de portable
Eva. – C’est juste
Femme. – Je vous laisse vérifier votre adresse mail
Eva. – C’est juste aussi
Femme. – Parfait
Ensuite votre adresse postale vous habitez bien à Saint-Claude
Eva. – Oui
Femme. – Vous êtes ici depuis longtemps
Eva. – Ça fait longtemps
Femme. – Vous avez de la chance c’est une belle région
Eva. – Belle région je ne sais pas
Femme. – Je pense que c’est une région qui a beaucoup à offrir
Peut-être pas au niveau des activités économiques mais
Eva. – Ça on n’a pas grand-chose
Femme. – Après on peut toujours se déplacer en voiture
Même si la circulation est un peu compliquée en hiver
Eva. – En été aussi
Femme. – Vous trouvez
Et là ça va tout à l’heure
Eva. – À cette heure-ci les gens roulent plutôt dans le sens inverse
Femme. – Vous n’avez pas eu de mal à vous garer
Eva. – Non
Femme. – Tant mieux on doit recevoir du monde ce matin
Il y a une formation pour les nouveaux inscrits
Eva. – Je devrais y participer
Femme. – Oui après la validation de votre inscription
Eva. – Ça prend du temps pour la validation
Femme. – S’il ne manque rien à votre dossier ça sera validé aujourd’hui même
Eva. – D’accord
Femme. – N’hésitez pas si vous avez d’autres questions
Eva. – Pardon
Est-ce que je peux m’asseoir plutôt à côté
Femme. – Bien sûr
Eva. – Ici j’ai la lumière directe
Femme. – On a chaud ce matin
Eva. – Il fait beau
Femme. – Oui très beau
Aucun nuage
Eva. – Non aucun
On n’a même pas d’oiseaux
[…]
L’autRICE

Shiho Kasahara
Née à Tokyo (Japon), Shiho Kasahara écrit en français depuis 2020. Elle est publiée chez Quartett éditions. Actuellement doctorante en études théâtrales à l’Université de Strasbourg, elle étudie l’interaction entre le feu et les humains, motif qu’elle explore dans sa dernière pièce, Virages noirs (2024),
remarquée par plusieurs comités de lecture et présentée dans le cadre du festival Jamais Lu-Paris (9e édition). Tous ses textes sont soutenus par le collectif À mots découverts.
© Teona Goreci
Entretien avec Shiho Kasahara, par Delphine Brual & Roxane Driay
Ta pièce s’intitule Virages noirs et s’intéresse en particulier à deux trajets en voiture, quelle est l’origine de ton inspiration pour la route comme noeud du drame ?
En 2023, j’ai vu un documentaire qui décrivait la réalité des soins offerts par les services publics à Port-au-Prince : nombreuses sont les futures mères haïtiennes qui parcourent des routes interminables, à la recherche d’un hôpital disponible, errant d’une rue à l’autre, dans une situation critique, pour arriver finalement à une maternité installée dans des locaux inadaptés et sans eau courante. J’ai appris ensuite qu’en France cette route à parcourir pour accoucher pouvait se révéler également problématique pour les femmes qui habitent en zone rurale dépourvue de maternité : à Saint-Claude, où l’unique maternité a fermé ses portes définitivement en avril 2018, les futures mères doivent désormais emprunter des routes départementales jurassiennes sinueuses, dans des conditions parfois extrêmes, pour accoucher dans des villes voisines. À partir de ces deux réalités, a germé chez moi l’idée de mettre en scène deux femmes, deux incendies et deux routes à parcourir. Par ailleurs, celles-ci pourraient être aussi considérées comme deux chemins de quête existentielle qui s’imposent aux deux femmes.
« Deux femmes, deux incendies et deux routes », peux-tu nous en dire plus sur ton choix d’inscrire la pièce au cœur d’un « paysage en feu » ?
Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu de l’intérêt pour la nature, notamment celle qui se déchaîne, celle qui, étrangère au rythme de la vie humaine, transforme notre environnement de façon irréversible. Les catastrophes naturelles occupent une place essentielle dans mon écriture et je ne cesse d’interroger le futur par une mise en cause de notre rapport à l’environnement. Dans mon premier texte, Le Goût de l’autre, la protagoniste retrace le séisme de l’année 2011 à Fukushima, et mon deuxième texte, Dans la forêt qui manque, est inspiré de l’orage ayant coûté la vie à treize personnes à Strasbourg en 2001. Parmi différents éléments naturels, c’est le feu que je tiens à explorer dans Virages noirs, mon troisième projet d’écriture
théâtrale. Voilà deux ans que j’étudie cette figure poétique dans le cadre de ma thèse de doctorat en études théâtrales. Aujourd’hui parler d’un feu – feu de forêt, feu nucléaire, feu provoqué par les guerres – suppose de mettre en jeu des problématiques tant écologiques que politiques. On dit que le feu n’est plus un simple outil au service de l’humain, mais qu’il devient désormais un phénomène qui dépasse nos capacités de contrôle et risque de dégrader de façon durable notre rapport à l’environnement. Virages noirs porte précisément les traces de cette crise du feu.
Les protagonistes survivent aux incendies et cependant ne sortent pas indemnes de cette traversée, quelle trace leur en reste-t-il ?
J’ai recours plusieurs fois aux mots « noir » ou « noirceur » pour qualifier ce qui reste après le passage d’un incendie. Je pense que la couleur est évocatrice d’un paysage incendié au sens propre et figuré du terme. Le « noir » près une catastrophe pourrait être la terre calcinée comme la trace d’une destruction, l’ombre du désastre que le présent porte, l’obscurité totale comme l’absence de perspectives d’avenir, ou bien les cendres d’où peuvent renaître de nouvelles vies.
[…]


Découvrez l’intégralité du cahier
SHIHO KASAHARA
Extraits de Virages noirs, de Shiho Kasahara
Entretien avec Shiho Kasahara, par Delphine Brual & Roxane Driay
Vivre à l’ère des mégafeux, entretien avec Joëlle Zask, par Shiho Kasahara
J’ai dévoré le désir qui me dévorait, encres sur papier de Boryana Petkova