La Pièce
Extrait de la pièce
Le souffle du vent balaie un vaste espace.
Bouquet de fleurs rouges en main, La Dame voyage dans un songe.
La Dame. – Ici
Le désert brûle
Le plat de mes pieds
Au loin le temple
En haut quelqu’un m’attend
J’avance
Mon ventre fracturé
J’avance droit
Sous le ciel immense
Mes chevilles
Quelque chose sous le sable
Me mord les chevilles
Des mains
Une paire de mains
Une paire de mains d’homme suspendu dans
le vide
Sa paire de mains s’agrippe à ma vie
L’homme pleure
Qu’est-ce que tu fais là
Qu’est-ce que tu fais là
Effrayé à mes pieds comme ça
Lâche-moi
Lâche-moi homme
Ton corps trop lourd
Lâche-moi
L’homme serre
Homme, lâche-moi
Tu m’empêches de cheminer
J’ai un voyage à terminer, oui
Tes doigts me cassent les chevilles
Lâche-moi là même je te dis
L’homme vocifère
Tu veux m’entraîner avec toi ?
Tomber dans ta nuit n’est pas mon affaire
C’est marcher que je dois marcher
Cet endroit là-bas m’attend depuis l’éternité
Personne ne doit m’arrêter
Rends-moi là même mes pieds
[…]
L’autrice
Daniely Francisque
Daniely Francisque, comédienne, dramaturge et metteuse en scène martiniquaise, est cofondatrice de la Compagnie Track. Elle a écrit Cyclones (Lansman, 2020) ; Ladjablès (inédit) qu’elle met en scène en 2018 à Tropiques Atrium scène nationale – Fort-de-France ; Matrice(s) (inédit), prix ETC_Caraïbe 2021 du texte francophone ; Ampawa (inédit) joué en 2023 au Festival d’Avignon dans « Vive le Sujet ! Tentatives ». Ses textes et mises en scène explorent un propos croisant féminité, intimité, violences et mémoires.
© Linda Mitram / Etc_ Caraïbe
Entretien avec Daniely Francisque, par Sylvie Chalaye
On ressent une dimension très intime dans “Matrice(s)”…
Matrice(s) est parti d’une autofiction. Une nuit, je me suis réveillée en plein sommeil. Cette histoire de perte d’enfant est une histoire que j’ai vécue. Et ma sœur cadette, elle aussi, a perdu une fille dans les mêmes conditions. Nous n’avons que des garçons. Pourquoi les filles ne naissent-elles pas après nous alors que nous ne sommes que des filles dans la famille ? En tirant ce fil-là, le fil de cette histoire qui est la mienne, il m’est apparu que dans nos ventres, il y a des mémoires cachées dont on n’est pas complètement conscientes et j’ai décidé de plonger en somme dans ma propre matrice, pour mettre du sens sur l’insensé, sur les drames du quotidien, qui sont aussi des tragédies pour nous. J’ai commencé à tirer ce fil-là et de fil en aiguille j’ai décidé de passer par mon ventre, et de remonter au ventre de ma mère, puis aux ventres des femmes qui m’ont précédée.
Tu as une riche carrière de comédienne, mais tu es aussi passée à l’écriture. Comment s’est imposé à toi ce désir d’écrire ?
J’ai écrit avant de monter sur scène. L’écriture m’est venue par un choc. Je suis née en Martinique et je suis venue en région parisienne et ce que raconte la pièce est un peu ma vie. Mais un jour, alors que j’étais étudiante en langues étrangères appliquées à l’université, j’avais un professeur de civilisation sud-américaine, lui-même amérindien, et j’ai pour la première fois entendu parler de commerce triangulaire, de bouleversement civilisationnel. Je me sentais concernée. J’ai alors cherché à en savoir plus et c’est en découvrant l’histoire d’Haïti que j’ai rencontré ma propre histoire. Et ça m’a renversée. Une histoire non dite et en même temps extrêmement présente. Cette histoire de violence séculaire. J’ai alors mieux compris ce que j’étais, mieux compris les tourments que je voyais dans ma propre famille. Et je me suis dit qu’il fallait que j’écrive, puisque personne ne m’avait jamais raconté ça. Mon premier texte, mon texte de l’innocence, c’est Nèg pa ka mò qui veut dire : le nègre ne meurt pas. Ce texte revenait sur cette histoire sur laquelle on avait plaqué du silence. Y compris dans ma propre famille. Et ce texte était comme un cri, un cri de ralliement. Non on n’est pas morts ! On a résisté et comment a-t-on fait ?
C’est le thème du secret, le reflux que l’on retrouve aussi dans les textes de Gerty Dambury [1]. Un secret maintenu au creux même de la famille. Ce n’est pas seulement un secret entretenu par l’Occident qui est l’acteur de ces violences, mais c’est un secret maintenu au creux des cultures amérindiennes et afrodescendantes qui sont des cultures du silence. Le silence fait partie de l’histoire aux Antilles.
C’est ce que je voulais traiter dans Matrice(s). Comment cette violence historique, qui vient d’en haut, filtrait dans notre propre rapport à nous-mêmes, à nos enfants et toutes ces petites strates, et cette violence on l’a intégrée et on continue de la perpétrer de manière assez naturelle, ordinaire. Cruellement.
Dans les sociétés issues du dérèglement de la traite négrière et de l’esclavage, la cellule familiale a été éclatée et c’est la mère qui porte la famille. La matrice dont tu parles est plurielle, tu superposes plusieurs types de creux matriciels. Il y a bien sûr la question de la lignée et de ce que les ventres transmettent de génération en génération, mais la matrice est ce que l’histoire de l’esclavage a engendré et tous les non-dits, les secrets qui se transmettent inconsciemment
Je voulais partir d’aujourd’hui et remonter ma lignée de femmes réelles ou imaginaires, utopiques aussi, comprendre l’histoire du ventre des femmes chez moi, ces femmes prisonnières de leur ventre et dont le ventre était exploité. Car le ventre était l’usine à esclaves. Féconder les femmes, c’était élargir le cheptel humain. C’est pourquoi je voulais aussi parler du désenfantement et de celles qui pratiquaient l’avortement, l’infanticide. Cela devait être terrible de porter l’enfant du viol et de participer à l’économie d’esclavage. Et puis il y avait aussi le secret de l’inceste, que ce soit les maîtres qui ne craignaient pas d’agresser sexuellement les filles qu’ils avaient avec leurs esclaves ou les pères esclaves qui couchaient avec leurs filles qu’ils savaient être la progéniture du maître. Difficile de mesurer ce qu’il faut faire à une femme pour la pousser à tuer l’enfant qu’elle porte. Cela me bouleverse.
[1] Gerty Dambury est une autrice et metteuse en scène guadeloupéenne. Son théâtre, sa poésie, mais aussi ses romans sont nourris de la pensée et des luttes afroféministes.
[…]
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daniely francisque
Extraits de Matrice(s), de Daniely Francisque
Entretien avec Daniely Francisque, par Sylvie Chalaye
Une histoire peut en cacher une autre, par Sylvie Chalaye
Poétique de la célébration, dessins à l’encre de Gwladys Gambie