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– Je n’ai plus rien à raconter
– Eh ben casse-toi !

La Peau des autres, Lauriane Goyet

La Pièce

Extrait de la pièce

Journal
Vendredi
28 juillet
Dicton du jour :
Si le jour de la Saint-Samson,
Le pinson est au buisson
Tu peux, bon vigneron
Défoncer ton poinçon
6 insultes
3 coups
2 injustices
2 câlins
Beaucoup d’amour maternel
Trop
Journée acceptable

Scène urbaine
Colline dans cette urbanité
Une solitude assise sur un banc
Elle marque sa peau
Se taillade


Elle. – Ferme-la
Ok !?
J’veux plus t’entendre
T’es une merde
Tu l’sais ça ?
Boudinée
Sale
T’es sale
Allez, sors-moi d’là !
J’veux pas m’faire mal
J’veux pas t’faire mal
J’veux juste que ça s’arrête
Est-ce qu’on est obligés d’continuer ?
Non, on n’est pas obligés, suffit que tu t’casses
Pour aller où ?
Tu t’démerdes
Trouve quelqu’un d’autre
Chacun sa peau

Entre l’autre

L’autre. – Tu es encore là ?
Elle. – (cache ses bras) Qu’est-ce que ça peut t’foutre ?
L’autre. – Tu continues
Elle. – Pourquoi t’es là ?
L’autre. – Je m’ennuie
Elle. – M’en fous

L’autre éclate de rire
Temps


L’autre. – Je suis passée voir Rachel

Temps

Je suis passée voir Rachel
Elle. – Pourquoi ?
L’autre. – Pour savoir
Elle. – Tu m’fais chier avec ça
J’comprends même pas pourquoi tu t’en mêles

[…]

L’autRICE

Lauriane Goyet

Lauriane Goyet se forme à l’école des Arts du Cirque de Lyon. En 2011, elle fonde Acrobatica Machina, compagnie conventionnée soutenue par l’ONDA. En 2013, elle est finaliste du prix NIACA. En 2021, elle est invitée en résidence d’écriture à l’Aria pour La Femme Baobab. En 2023, elle crée les capsules sonores Encyclie pour le projet Passate di Donne – Centre Culturel U Svegliu
Calvese. En 2024, elle est lauréate de l’aide nationale à la création de textes dramatiques d’Artcena avec La Peau des autres.


Entretien avec Lauriane Goyet, par Fanette Arnaud & Léo Ferber

Tout d’abord, nous voudrions souligner la pudeur dont vous faites preuve dans ce beau texte pour aborder un sujet si poignant. Vous avez une formation de circassienne. Est-ce que l’écriture a toujours été présente dans votre univers ou sinon, quelle a été votre trajectoire pour y arriver ?
Je vous remercie pour vos retours sur la pudeur. Effectivement, pour moi, il était essentiel d’aborder ce sujet avec le plus de
respect possible pour la puissance de vie dont font preuve les enfants et les adolescents, pour cette beauté de « la joie quoi qu’il
advienne ». Ils semblent avoir la capacité de vivre des drames au quotidien sans perdre l’accès à la joie et à l’espoir. Il me semble que nous, les adultes, nous ne trouvons plus cette ressource en nous. C’est le superpouvoir de l’enfance et de l’adolescence.
Pour la formation de cirque, elle n’a pas duré très longtemps car j’ai eu besoin très vite de donner du temps à l’écriture. J’avais la nécessité de tisser des histoires et comprendre comment mettre en lien les mots et le corps. J’ai toujours eu un rapport intime avec les mots. Mais c’est à 18 ans que j’ai compris que ça prendrait une place prépondérante dans ma vie. J’avais besoin de me livrer à l’écriture. Lui livrer mon corps et mon temps. Me donner. Je suis partie loin de chez moi et j’ai écrit. Je me suis obligée à écrire sept heures par jour pour passer les étapes du « complexe du chef-d’oeuvre », l’intolérance au mauvais, au non-inspiré qui empêche d’écrire. Écrire et accepter d’être au début du travail. Je sentais que je devais parcourir du chemin, éprouver, suer, douter, accepter et suer encore. C’était très physique en somme, corporel. C’est comme le sport : du travail !
Trouver le second souffle, gagner en souplesse et lâcher prise.
Et puis cheminer et accepter de ne pas être maître de tout ce qui surgit. Se laisser traverser par les différents mondes qui cohabitent sans essayer de les saisir, seulement les accueillir, les digérer, les faire siens et les livrer.

Pourquoi avez-vous choisi ce titre ? Vous est-il venu en cours d’écriture ou bien existait-il au préalable ?
Quand je pose les premiers mots, je sais s’ils deviendront ou s’ils ne deviendront pas. Tout vibre à l’intérieur. Parfois je pars d’un titre et l’histoire se déroule. Histoire que je découvre au fur et à mesure qu’elle s’écrit. Parfois je pars des premiers mots et le titre s’impose en cours d’écriture.
Pour La Peau des autres, il est venu en cours d’écriture. Comme une évidence. Dans son quotidien « Elle » subit la projection des autres, de leurs vies sur sa propre vie, sur son propre corps. Comme dépossédée de sa chair. Comme si « Elle » vivait avec la peau des autres qui lui colle au corps. Dans ce titre on retrouve aussi le rapport au corps du fait des violences familiales mais aussi des difficultés à s’accepter à cet âge-là. Tout menait à la peau. Sa peau dont elle n’est pas maîtresse, sa peau envahie, sa peau qu’elle doit sauver, qui la dégoûte, sa peau en recherche de soin, en recherche d’amour et de lien.

« Elle » dit qu’elle n’a pas de place dans la vie. Est-ce pour vous une caractéristique des enfants maltraités ou bien est-ce le propre de l’adolescence ?
Il me semble que tous les adolescents cherchent leur place. C’est selon moi le propre de l’adolescence : se chercher. Se
définir. Faire des choix. Devenir. Il me semble aussi que pour les enfants maltraités, la maltraitance signifie qu’ils sont une « gêne ». Le parent est gêné par la présence de l’enfant. Sa place est remise en question au quotidien. C’est le point de départ du questionnement. Mon point de départ : comment un enfant peut-il se sentir accepté et aimé si, au quotidien, l’information
qui lui est donnée est qu’il est un poids. Au mauvais endroit. Une gêne. Au milieu. Un sujet de mécontentement. Un sujet de
colère. L’enfant maltraité cherchera perpétuellement à ne pas déranger. Ne pas rendre violent. Il ne cherchera donc pas une place pour lui, mais l’endroit qui gêne le moins l’autre. Et puisque la violence ne cesse pas, la conclusion sera qu’il gêne à chaque endroit, à chaque instant. C’est pour cela que « Elle » pense qu’elle n’a pas de place. La maltraitance est le chemin de la disparition. Alors que l’adolescence est le début de l’apparition.

[…]


Aquarelle, gouache et crayon d’Alfred
Aquarelle, gouache et crayon d’Alfred

Découvrez l’intégralité du cahier
LAURIANE GOYET

Extraits de La Peau des autres, de Lauriane Goyet
Entretien avec Lauriane Goyet, par Fanette Arnaud & Léo Ferber
Aquarelle, gouache et crayon d’Alfred
Correspondances, par Lauriane Goyet & Sarah Hassenforder