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Et, comme tout auteur suspecté d’être coupable, vous bénéficiez de la présomption d’inconscience.

Petit Guide illustré pour illustre Grand Guide, Édouard Elvis Bvouma

La Pièce

Extrait de la pièce

Dans la salle des machins au sous-sol du palais du Grand Guide, plusieurs machines. Sur le sol du sous-sol de la salle des machins-machines, des centaines de livres ou plutôt, le livre en centaines. Dans la main du Grand Guide, le livre. Face au Grand Guide, l’auteur du petit guide de livre.
Le Grand Guide. – Des livres, j’en ai lu. Mais jamais après lecture d’un livre je n’ai connu un tel énervement livresque. Monsieur le présumé auteur de ce livre suspect déclaré coupable, les faits vous reconnaissent et vous, reconnaissez-vous les faits ?
L’auteur. – Je reconnais les faits, qui me reconnaissent, Grand Guide.
Le Grand Guide. – Ainsi, vous reconnaissez ce livre à conviction !
L’auteur. – J’en suis l’auteur.
Le Grand Guide. – Livrez-vous !
L’auteur. – Je me livre à vous à travers ce livre.
Le Grand Guide. – Livrez-moi votre complice.
L’auteur. – Il n’y a pas de coauteur pour ce livre, mon Guide.
Le Grand Guide. – Inutile de le couvrir, vous n’avez pas agi seul, je le sais. Il y a des dessins qui prouvent à suffisance que vous avez agi en bande dessinée organisée. Qui est l’auteur de ces dessins ?
L’auteur. – Moi, mon Guide.
Le Grand Guide. – Vous êtes l’auteur des dessins ou l’auteur du texte ?
L’auteur. – Je suis l’auteur du texte ainsi que des dessins qui illustrent le livre.
Le Grand Guide. – Si par illustration vous parlez de ces gribouillis, pas besoin de me faire un dessin.
L’auteur. – Mon Guide, j’en suis l’unique auteur, et je suis prêt à entendre le cri de colère de celui que j’ai offensé par mes écrits et encaisser les coups qui me seront rendus à cause de mes coups de crayon.
Le Grand Guide. – J’ai fait interdire votre livre et je déclare vos dessins censurés.
L’auteur. – Qu’il en soit selon la volonté du censeur suprême que vous êtes, mon Guide.
Le Grand Guide. – Ma suprême volonté est que vous tiriez à présent les conséquences de votre intellectuelle forfaiture afin qu’il ne
vienne plus à un autre l’idée de se livrer à une activité aussi dangereuse que la rédaction d’un tel ouvrage. Et, comme tout auteur suspecté d’être coupable, vous bénéficiez de la présomption d’inconscience.
L’auteur. – Je l’ai écrit mon Guide, en toute âme et conscience.
Le Grand Guide. – D’où vous est venue l’idée de me défier ?
L’auteur. – Loin de moi cette idée, Grand Guide.
Le Grand Guide. – C’est bien vous qui l’avez écrit, vous venez de l’avouer !
L’auteur. – J’en suis l’auteur mais il ne vient pas de moi.
Le Grand Guide. – De qui viendrait-il si vous en êtes l’auteur ?
L’auteur. – De vous, mon Guide.
Le Grand Guide. – Vous vous êtes inspiré de moi justement pour conspirer contre moi. Cent cinquante-cinq pages de charabia ; dix
chapitres de déraisonnements ; quarante-sept mille cinq cent vingt-cinq mots avec autant d’idées saugrenues et encore plus de sous-entendus sur les lignes, entre les lignes et à la ligne, avec des illustrations ridicules ; et vous osez publier ça pour partager vos principes
conspirationnistes avec la population de Guidée !
L’auteur. – Mon intention était plutôt de vous aider.
Le Grand Guide. – Dans la principauté de Guidée, qui a besoin d’aide ?
L’auteur. – Nous, les Guidéens.
Le Grand Guide. – Et qui aide les Guidéens ?
L’auteur. – Vous, mon Guide. C’est pourquoi je voulais vous aider à nous aider.
Le Grand Guide. – En soulevant les Guidéens contre moi !
L’auteur. – Plutôt en vous prodiguant quelques conseils.
Le Grand Guide. – Me prodiguer des conseils ! Vous ?! Alors vous vous croyez meilleur conseiller que ces conseillers autour de
moi ! Vous avez peut-être raison, ces conseillers sont tellement bêtes et leurs conseils tellement bidons que chaque fois qu’ils me donnent un conseil, le seul conseil qu’ils me donnent en réalité c’est de ne pas suivre leurs conseils. Finalement je les paie pour me déconseiller, je les rémunère plutôt pour les conseiller, eux.

[…]

L’auteur

Édouard Elvis Bvouma

Les pièces d’Édouard Elvis Bvouma, auteur et metteur en scène camerounais, sont créées ou lues en Afrique, en Europe, aux États-Unis. Il est lauréat, entre autres, des prix Inédits d’Afrique et Outre-mer, SACD de la Dramaturgie
francophone, Théâtre RFI, Sony Labou Tansi, Écrivains Associés du Théâtre, Comité des lecteurs de la Chartreuse, Journées de Lyon, etc. Traduites en anglais, en espagnol, en néerlandais et en roumain, mises en ondes sur RFI et France Culture, ses pièces sont publiées chez Lansman Éditeur.

© Christophe Péan


Entretien avec Édouard Elvis Bvouman, par Thomas Horeau & Claire Rouet

Pourrais-tu nous parler un peu de ton parcours et de la manière dont tu arrives à l’écriture de ce texte en particulier ?
Je découvre le théâtre comme matière littéraire au programme scolaire et ce n’est pas tout de suite la grande histoire d’amour,
bien au contraire. C’est le genre littéraire que j’aimais le moins. Le théâtre me semblait difficile à lire, je trouvais un peu exaspérant le rappel des noms de personnages et lassant les retours à la ligne et le trop-plein de didascalies. Je lui préférais le roman ou la nouvelle où je n’étais pas ralenti dans le rythme de la lecture. Par contre, j’étais captivé par les représentations, parfois des mêmes pièces que j’avais eu du mal à apprécier à la lecture. Plus tard, par un concours de circonstances, je suis embarqué dans une aventure en tant que comédien et c’est en jouant que j’ai éprouvé l’envie d’écrire du théâtre. Je réalise,
dès mes premiers textes, l’importance de la représentation pour l’acteur et son enjeu pour l’auteur. Je commence par écrire des pièces très politiques, avant d’aborder d’autres thématiques (les enfants soldats, la guerre, l’immigration, l’exil, etc.). L’écriture de cette pièce part d’une envie de revenir à quelque chose d’entièrement politique et à une comédie. J’ai toujours entendu que Le Prince de Machiavel était le livre de chevet de tous les dirigeants du monde, alors pour parler de dictature, j’ai voulu me pencher sur le livre inspirateur des dictateurs en faisant ressortir l’impression que j’ai à chaque fois que je le lis, à savoir
que s’il inspire les politiques, il pourrait tout aussi bien nourrir la méfiance du peuple, voire structurer une opposition, tant chaque conseil donné au Prince peut être entendu comme un contre conseil donné au peuple.

À te lire, on sent un vrai plaisir à jouer avec les mots et les motifs, comme si chaque terme offrait la possibilité d’une divagation
qui viendrait perturber l’ordre du discours et du drame. Cela crée un effet d’improvisation, mais la structure en quatre parties et en dix leçons affirme au contraire l’ancrage de l’ensemble dans une rhétorique très ferme. Comment se sont élaborés le projet d’écriture et sa structuration dramaturgique ?

Chacune de mes pièces part d’une contrainte que me je donne avant d’en amorcer l’écriture. Pour celle-ci, l’enjeu était de me saisir du mot « prince » et de la figure du monarque pour écrire un texte au propos politique abordé avec légèreté, non dénué de sens et de profondeur, et qui garderait sa substance comique. Les mots sont pour moi la matière première de l’écrivain, son principal matériau, un peu comme la peinture pour le peintre, le bois pour le sculpteur, les notes pour le musicien les motifs et situations sont comme des partitions. Pour donner du plaisir à lire ou à jouer, j’essaie de me donner du plaisir à écrire en jouant avec mots et motifs. La pièce met face à face deux personnages, le Grand Guide et l’auteur qui subit l’interrogatoire pendant que la machine répressive est en marche sur le terrain. Pour que le lecteur où le spectateur vivent ce qui se passe sur le terrain de la répression, j’ai choisi de ramener au milieu de l’interrogatoire des images fortes de la chasse au livre et de la traque aux lecteurs, en faisant jouer in situ les situations du théâtre des hostilités. J’ai ainsi réparti les rôles entre eux de façon alternée. On peut voir le Guide devenir douanier ou dealer et l’auteur devenir l’enfant ou le prêtre avant de réendosser leur véritable costume.

[…]


Every mask tells a story, dessins de Jacek Woźniak
Every mask tells a story, dessins de Jacek Woźniak

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ÉDOUARD ELVIS BVOUMA

Extraits de Petit Guide illustré pour illustre Grand Guide, d’Édouard Elvis Bvouma
Entretien avec Édouard Elvis Bvouma, par Thomas Horeau & Claire Rouet
Every mask tells a story, dessins de Jacek Woźniak
Claires leçons pour temps obscurs, par Laurent Martin