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Le soleil s’approche de la ligne d’horizon annonçant le crépuscule
Les pépés mémés enfants rangent serviettes cannes à pêche remettent leur T-shirt
Iels sortent de la crique
Iels grimpent dans leur voiture
Iels rentrent à la maison

La Détente, Raphaël Gautier

La Pièce

Extrait de la pièce

Une crique
Une jolie crique
Une jolie petite crique
Une jolie petite crique qui embrasse l’eau bleue
L’eau bleue transparente
Dans l’eau bleue des enfants nagent
Des mémés pêchent
Des pépés bronzent au soleil
On se sent bien ?
Oui, on se sent bien.

Crique entourée de deux versants
Versants abrupts rocheux
Roche recouverte d’un grillage en prévention
des éboulements
Éviter l’écrasement des pépés qui bronzent.

Au fond de la crique un petit chemin
Un petit chemin qui remonte la crique
Un petit escalier suivi d’un sentier
On y va ? On monte le petit chemin ?
Allez on monte le petit chemin.

En haut du petit chemin on doit choisir
Entre la gauche et la droite
On va à droite.

Nous voilà sur le versant est de la crique
Sur le versant est nous voyons en surplomb
l’intérieur de la crique
Nous voyons notre petit peuple jouer pêcher bronzer
Nous voyons les algues s’ébattre, balancées par la houle
Les écailles de poissons qui scintillent
Est-ce que c’est un beau paysage ?
Oui. C’est un beau paysage.
Un paysage dont on pourrait dire
Si l’on ouvrait les guides touristique consacrés à la région
Dont on pourrait dire qu’à seulement trente minutes de la métropole
Il constitue un havre de paix
Paradisiaque
Secret
Caché
Un bout de nature préservé
Une bulle de détente où s’adonner aux joies du farniente.
Fermons la brochure
Replaçons nos regards à l’intérieur de la crique.

Quelques heures se sont écoulées
Sur les surfaces rocheuses, la lumière s’atténue
Le soleil s’approche de la ligne d’horizon annonçant le crépuscule
Les pépés mémés enfants rangent serviettes cannes à pêche remettent leur T-shirt
Iels sortent de la crique
Iels grimpent dans leur voiture
Iels rentrent à la maison
Vers une des communes voisines
Ou bien au coeur de la métropole.

Maintenant levons les yeux pour voir ce qu’il y a près de nous
Sur le versant est de la crique, à côté de nous : une petite maison
Maison rose
De plain-pied
Seule maison aux alentours
En cette heure où la nuit tombe
Des lumières s’allument à l’intérieur de la maison
Nous approchons
Mais derrière nous un bruit de moteur
Une voiture avance sur le petit chemin
La voiture se gare devant la maison
Quelqu’un sort de la voiture
Sonne à la porte
Suzanne. – (un bol à la main) Monsieur·Madame le·la Maire ?
Maire. – Je peux entrer Suzanne ?
Vous alliez manger ?
Suzanne. – Non. C’est pour mon chat.
Entrez.

Le·La Maire entre.

Suzanne. – Que puis-je faire pour vous ?
Maire. – J’ai une bonne nouvelle Suzanne.
Et une faveur à vous demander.
Suzanne. – Une faveur ?
Maire. – Suzanne, je dois vous demander d’accueillir chez vous un tireur d’élite.
Suzanne. – Pardon ?
Maire. – Un tireur d’élite Suzanne.

[…]

L’auteur

Raphaël Gautier

Raphaël Gautier étudie à l’ENS de Lyon et à l’ENSATT (département d’écriture). Il signe plusieurs textes de théâtre : Da Capo, mis en scène par Olivier Maurin en 2020 ; Les Oublieux·ses, qu’il met en scène en 2023 ; La Grande Dépression, publié en 2023 chez : esse que éditions, Prix de la Librairie Théâtrale, mis en scène par Aymeline Alix en 2025. En 2022 et 2023, il est associé à l’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône. Dans ce cadre, il écrit La Détente qu’il mettra lui-même en scène avec la compagnie NYXs.

© Andréa Warzee


Entretien avec Raphaël Gautier, par Samuel Harvet & Christine Kiehl

Qu’est-ce qui a inspiré l’écriture de cette pièce ?
Je lisais Le nucléaire, c’est fini de La Parisienne Libérée 1. Dans ce livre, l’autrice consacre un chapitre à l’histoire d’un mouvement de révolte contre la construction d’une centrale nucléaire dans les années 1970-80 au Pays basque espagnol, dans la petite commune de Lemoiz, à côté de Bilbao. Ce mouvement anti-nucléaire a pris une ampleur régionale puis nationale sur une période de dix ans. Tout au long de ce mouvement, on assiste à une escalade de la violence. Il y a d’abord une forte répression de l’État qui mène à l’assassinat de la militante Gladys del Estal par un militaire. Face à cette violence de l’État, la lutte se radicalise avec le sabotage de matériel sur le chantier et dans les locaux de l’entreprise d’électricité. Au début des
années 80, des chefs de projet de ce chantier sont enlevés, puis assassinés. En 1984, le nouveau gouvernement espagnol annule les travaux de la centrale, presque achevés, face à l’ampleur du mouvement. Aujourd’hui, il ne reste qu’une centrale-fantôme.
Ce qui m’a intéressé, c’est la complexité vertigineuse de cette histoire, son déroulement, les différentes étapes qui la jalonnent
et les questions qu’elle soulève quant à la désobéissance civile, aux moyens de lutte, à la radicalité, à la violence, jusqu’à l’homicide. À la même période, j’ai été très marqué par le livre de Günther Anders, La Violence : oui ou non 2 sur l’utilisation de la violence en résistance à l’énergie nucléaire.

Peut-on parler d’une pièce documentaire ?
Non. L’histoire de Lemoiz a déclenché et inspiré l’écriture, mais j’ai décidé de situer ma fiction dans un cadre spatio-temporel se rapportant plutôt au monde contemporain, avec des personnages de mon invention.

On perçoit effectivement dans la pièce des décalages et des décollages poétiques assez surprenants, comme si tu n’étais pas lié par un quelconque pacte réaliste.
La fiction est effectivement un choix assumé. Je me suis documenté sur l’histoire de Lemoiz et sur l’histoire du nucléaire français, mais je défends l’endroit de la fiction, de sa fantaisie, de sa fantasmagorie, de sa non concordance avec le réel (un « réel » qu’on aurait tort de fétichiser en ce qu’il est lui-même un enchevêtrement de constructions, de fictions).
Ces « décalages » et « décollages » ont été rendus possibles par deux choix dramaturgiques qui ont guidé le travail. D’une part,
raconter cette histoire par l’intermédiaire d’un choeur de narrateur·ice·s, qui, tout en les narrant précisément, entretiennent une certaine distance avec les événements relatés. D’autre part, en suivant très précisément un personnage, véritable centre de gravité de la pièce : Suzanne, qui est au début une paisible habitante de la commune et qui, à la fin de la pièce, fait partie des éléments les plus radicaux de la lutte.

Quelle image as-tu voulu donner du militantisme dans ta pièce ?
Je ne veux pas écrire de mélodrame où nous serions assailli·e·s et sommé·e·s d’adhérer à la psychologie ou à l’émotion immédiate du personnage. Ce que je veux faire, c’est suivre très précisément mes personnages, dans leurs affects, dans leur corps, dans leurs transformations. S’il y a humour, cela vient, je crois, de cette tension entre l’extrême empathie et, en même temps, la distance que je crée envers les personnages, notamment grâce au choeur. Quand je dis « distance », je ne veux pas dire « surplomb » ou « neutralité ». J’entends par « distance » un espace créé entre celles·ceux qui racontent l’histoire et
celles·ceux qui sont raconté·e·s. Cela permet je crois d’entrer dans l’écriture des scènes avec des focalisations inattendues, qui
finissent par produire un regard humoristique. Raconter, par exemple, une manifestation en s’intéressant certes à sa portée
macroscopique (ses enjeux, son objectif politique, le mouvement collectif) mais en se focalisant aussi sur des détails microscopiques (le torticolis d’un manifestant qui croît à mesure qu’il avance).

[…]


Fluffy Clouds, photographies de Jürgen Nefzger
Fluffy Clouds, photographies de Jürgen Nefzger

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rAPHAËL GAUTIER

Extraits de La Détente, de Raphaël Gautier
Entretien avec Raphaël Gautier, par Samuel Harvet & Christine Kiehl
Fluffy Clouds, photographies de Jürgen Nefzger
Un juge peut-il admettre la désobéissance sans être lui-même désobéissant ?, par Vincent Brengarth