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…les bruits de Maman résonnent dans la montagne avec l’écho des branches du conifère

Papa congèle, Victor Inisan

La Pièce

Extrait de la pièce

Papa est dans le congélateur avec ses outils.
Il saisit la tête de Maëlle.

Papa. – Ma petite chérie
Je vais te bricoler

Mais… mais dis donc mon trésor

Papa bricole la tête.

Bricolages
Je fais attention à toi
Qu’est-ce qu’on bricole ?
Délicat… Je sue presque dis

J’ai toujours eu envie de partir en haut de la montagne… quand l’air se mérite
Chausser mes skis – et à la conquête d’une pente et d’une autre

Et je suis loin de tout le monde

Voilà qui est parfait
Tu as encore le nez un peu

Un clou lui rentre dans le pied.

Aïe le pied
Mince qu’est-ce que ça fait là ?
Tout à sa place j’ai dit… Mauvais plan de travail
Aïe
Pauvre de moi… Mes amours
Ce pied… Ça me rappelle quand je slalomais dans la montagne
Et d’un pic à l’autre l’aurore me regardait
Seul face à la roche – les sapins s’ébrouant de flocons
Je crois que la poudreuse et les molécules de l’air m’excitent

J’étais si bien en haut de la montagne
Deux planches de bois supportaient mes deux pieds et mon poids dessus
J’allais en sifflotant : amour – mon amour
Je ris tiens – je me déconcentre

J’aime la montagne comme elle m’aime
D’ailleurs quand je slalomais les arbres se penchaient un peu vers moi en signe d’assentiment

(À la tête de Maëlle.) Ils sont beaux les sommets près de la vallée tu sais
J’ai dû passer la plupart de mon temps dessus… quand je n’étais pas encore papa
À cette époque j’étais plus optimiste… J’étais très positif et enthousiaste sur l’ensemble du monde
J’étais chargé des belles idées qui me font parfois défaut aujourd’hui
Ô dieux

Papa termine de bricoler la tête.

C’est fini pour aujourd’hui
Toute belle… Tu vas être contente

À toi ma chérie

Il saisit la tête de Gaëlle à côté de lui et commence à la bricoler.

Tu as les cheveux bien arrangés
Oh regarde-moi ces oreilles

Les têtes quand elles étaient futures
Charmantes futures petites têtes à arroser
Je me rappelle… Mes amours
Moi mes têtes iront dans leur chambre à l’instar de Zeus
Mes têtes seront des dieux et elles vivront dans leur chambre qui sera un temple
Bâti de mes mains le temple pour mes têtes
De mes mains à moi
Ça je l’ai toujours dit à qui veut bien l’entendre…
que je serai le papa qui à la sortie de l’école pourra dédaigner les autres papas
N’importe quoi – mes têtes n’auront pas besoin d’aller à l’école
Elles seront mieux avec Papa

Elle gratte cette plante de pied – ça gratte le froid

Moi quand je n’avais pas encore réalisé le rôle de ma vie je ne pensais déjà qu’à me déverser à l’intérieur de mes futures têtes… Qui me les donnerait ?
Je chaussais mes skis comme mon futur en sifflotant : amour – mon amour
Qui voudrait me les donner les têtes ?

Ô dieux vénérés

Papa termine de bricoler la tête.

Toutes belles mes deux chéries

[…]

L’autEUR

Victor Inisan

Victor Inisan est dramaturge, créateur lumière et metteur en scène. Auteur de C’est moi Guy et de Papa congèle, metteur en scène au sein du groupe Le Sycomore, il fonde la compagnie UltraComète en 2021. En tant qu’éclairagiste, il assiste Emmanuel Sauldubois et Jérémie Papin, et crée les lumières de Lawrence Williams et Julien Avril. Victor Inisan est docteur en arts et ATER à l’Université Rennes 2. Il intervient en France et à l’étranger pour parler de la lumière et du cinéma de David Lynch, et exerce en tant que il est critique pour France Culture, I/O Gazette, AOC…, Détectives Sauvages.


Entretien avec Victor Inisan, par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire pour le théâtre ?
Il faut différencier l’intérêt que je porte à l’écriture de celui que je porte au théâtre. Si le théâtre a toujours été plus ou moins
présent dans ma vie, je me suis rendu compte assez tard qu’il m’était crucial, alors que je m’en étais passagèrement éloigné :
ayant un temps envisagé d’arrêter, c’est par le vide surprenant qu’il a créé en moi que sa nécessité a commencé à m’apparaître.
Quant à l’écriture, elle était là bien avant, elle m’a toujours accompagné. Mais, même si c’est ma fondation, mon socle, ça reste une activité que je pratique de manière très sporadique, presque en dilettante. En fait, il me faut un élément déclencheur, qui n’a rien à voir avec le sujet, mais plutôt avec la déception qu’engendre chez moi la réalité tangible du plateau : le désir naît souvent quand j’ai l’impression que la scène m’emprisonne et que j’ai besoin de me détourner du réel. Alors quand c’est le cas, je me replie sur moi-même, j’ai besoin d’un isolement social et géographique. C’est comme entrer dans une cathédrale intérieure, dans une sorte de geste assez romantique.

Comment vivez-vous cette autarcie ?
Comme tout processus romantique, c’est à la fois douloureux et salvateur ! Quand j’écris, je me demande parfois pourquoi je
m’inflige ça, je me dis qu’on ne m’y reprendra plus, et que loin du plateau, je m’ennuie terriblement… C’est un cycle aussi infernal que burlesque, car dès que les contraintes de logistique inhérentes à la réalité du plateau apparaissent de nouveau, je reviens à l’écriture, etc.

En parallèle à toutes ces activités, vous êtes aussi critique dramatique. Ce n’est pas compliqué d’être à la fois acteur et observateur ?
Même si ce n’est jamais simple, ça reste assez naturel parce que la question de la « situation artistique » me semble assez cruciale politiquement. Concrètement, j’ai besoin de me positionner vis-à-vis du travail d’autrui pour pouvoir avancer, d’avoir en tête des fragments, des paysages de ce qu’est la scène contemporaine pour être au fait de ce qui me touche et ce qui me révolte. Écrire sur d’autres me permet de connaître mon camp, de placer sur l’échiquier du spectacle vivant mes amis et mes ennemis au sens artistique du terme. La critique est pour moi un moyen de confronter mon regard à une variété impressionnante d’esthétiques et d’acquérir, je l’espère, une forme de lucidité par rapport à mon propre travail. Ça, je
dirais, c’est le versant positif de ma double casquette. Parce qu’en acceptant d’analyser l’oeuvre des autres, je ne peux me soustraire au fait d’être moi-même jugé ! Fatalement, quand on développe une expérience de regard extérieur, de jugement, il est de plus en plus difficile de lâcher prise. C’est comme si j’avais moi-même mis en place une forme de coercition intérieure, qui parfois me cadre, d’autres fois m’empêche. Je ne regrette pas mon expérience critique, mais clairement, il y a un moment où les deux activités de pourront plus coexister.

[…]

Iceberg, dessins de Jürgen Papers
Iceberg, dessins de Jürgen Papers

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VICTOR INISAN

Extraits de Papa congèle, de Victor Inisan
Entretien avec Victor Inisan, par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Comment avoir des rapports avec des restes humains, par Arnaud Esquerre
Iceberg, dessins de Jürgen Papers