La Pièce
Extrait de la pièce
1. PROLOGUE.
TOUT COMMENCE AVEC UNE LETTRE
Daniele Pintaudi attend le public dans le hall.
Bonsoir à tous et bienvenue. Tout d’abord, je voudrais vous remercier d’être ici. Vous remercier aussi au nom des absents, au nom de ceux qui malheureusement ne peuvent être avec nous aujourd’hui. Je vais prendre quelques minutes pour vous expliquer brièvement pourquoi nous sommes ici et ce qui va se passer.
Ce n’est pas facile de trouver les mots. Ce n’est pas facile pour moi, parce qu’en général j’ai l’habitude, face à vous, de dire un texte déjà écrit, alors que celui que je vous dis là, je vous le dis spontanément, de manière totalement informelle. Nous avons pensé, pour deux raisons, que c’était la meilleure façon de commencer. La première, c’est qu’en employant mes propres mots, on a pensé qu’on pourrait obtenir un effet plus naturel, plus crédible, et qu’on pourrait ainsi créer une certaine intimité entre nous ; la deuxième, c’est que l’histoire que je vais vous raconter, en fait c’est la mienne – ou plus exactement, pardon : c’est aussi la mienne.
Je m’appelle Daniele Pintaudi, je suis comédien et musicien professionnel. Je suis né en 1978 à La Chaux-de-Fonds, le pays de Chevrolet et de Le Corbusier. Je suis citoyen suisse, mais d’origine italienne, comme mon nom l’indique. L’Italie est un pays d’émigrants et les noms italiens sont disséminés dans le monde entier.
Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce qu’il y a quelque temps – enfin, il y a déjà trois ans de ça – j’ai reçu cette lettre. (Il montre la lettre.) Destinataire : Daniele Pintaudo, Belziger Str. 27, 10823 Berlin. Expéditeur : MINISTERIO DE JUSTICIA Y DERECHOS HUMANOS, Avenida Sarmiento 329, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, Argentina.
Je me suis dit : Pintaudo ? Daniele Pintaudo ? Il est vrai que beaucoup de gens se trompent en prononçant mon nom, ou en l’écrivant, mais… J’ouvre l’enveloppe.
(Il ouvre l’enveloppe.) Je lis. « Cher Monsieur Pintaudo, suite à la décision du 28 février 2012 émise par la Commission nationale des droits humains de Buenos Aires, ayant pris en considération etc. au vu des accords bilatéraux entre la République argentine et la Confédération suisse – le Tribunal Fédéral a établi que le réexamen du cas de réaffectation de l’appartement situé à Córdoba, Avenida Paraná 450, 3e étage, était clos.
Le jugement et son exécution auront lieu dans les six prochains mois, à une date qui sera annoncée, par courrier recommandé. »
Naturellement, la première chose que j’ai pensée, c’est qu’il s’agissait d’une erreur : ils ont mal retranscrit mon nom et ils m’ont pris pour un autre. Et pourtant… l’adresse postale est correcte. Au bas du courrier, il y a un numéro de téléphone. J’appelle. Une fois, deux fois, plusieurs fois. Personne ne répond.
Le jour où je reçois la lettre – nous sommes fin novembre 2014 – j’ai prévu de voir Davide Carnevali pour parler travail. On se donne rendez-vous comme d’habitude au café « I due migranti », près de chez moi. Je savais que Davide avait une certaine familiarité avec la culture argentine : il y a quelques années, il avait été marié à une Argentine et avait vécu un certain temps à Buenos Aires. Donc je lui ai montré ma lettre et il m’a proposé de me donner un coup de main. En premier lieu, il m’a suggéré d’arrêter d’appeler le numéro indiqué, parce que personne ne répondrait : l’Argentine, c’est pas l’Allemagne, et parler
avec un bureau du secteur public, c’est pas si simple.
[…]
L’autEUR
Davide Carnevali
Davide Carnevali est aAuteur et traducteur, il a reçu le prix Hystrio de la dramaturgie. Variations sur le modèle de Kraepelin obtient en 2009 les prix Theatertext als Hörspiel au Theatertreffen de Berlin, et Marisa Fabbri au Premio Riccione pour le Théâtre et, en 2012, le prix des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre. En 2018, il a reçu le prix Hystrio de la dramaturgie. Membre du Comité de dramaturgie du Teatre Nacional de Catalogne, il collabore à plusieurs revues italiennes et latino-américaines. Il écrit et dirige les Classroom Plays, spectacles de théâtre joués dans les écoles, produits par l’ERT. En France, il est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.
© Michela Di Savino
Entretien avec Davide Carnevali, par Caroline Michel
Puisque la forme et le fond de tes textes sont souvent intimement liés et en résonance, peux-tu nous dire quel a été le point de départ de ce texte ?
La nécessité de parler de l’Argentine est née de ma rencontre avec cette culture, cette histoire. Ce lien s’est renforcé durant la période où j’ai vécu à Buenos Aires. Mais Berlin et Barcelone, les deux autres villes où j’ai vécu ces dernières années, ont elles aussi un rapport intéressant avec la mémoire historique et la violence politique : les traces de la dictature y sont encore bien présentes. Il est évident que la politique et le discours politique tiennent nécessairement compte de ces traces. Et le théâtre ? Comment peut-il le faire ? Je me demandais s’il était possible de parler de la violence de la dictature militaire, et de quelle manière le faire. Que pouvait faire le théâtre pour les victimes de la dictature ?
Le projet repose sur le lien entre présence et absence du corps du desaparecido, victime dont le destin demeure flou, entre la déportation, la prison et la mort. Des fascismes de la première moitié du xxe siècle aux dictatures militaires des années 1970, les régimes de terrorisme d’État ont consolidé leur pouvoir à travers la suppression systématique de l’opposition : en niant à l’individu ses droits politiques, sa liberté d’expression et de mouvement, en le réduisant au silence et à l’immobilité, jusqu’à son annihilation psychique ou physique. La figure du desaparecido m’intéressait particulièrement car c’est un individu privé de son identité, de son image, séparé de la communauté. Autrement dit, un individu privé de nom, d’image et de corps : logos, eidos, physis. Les trois hypostases du théâtre.
Dans toute représentation, il s’agit de « re-présenter » quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas là. En ce sens, nous avons en tant qu’artistes une énorme responsabilité : celle de décider comment retransmettre au public l’image des absents, comment donner une visibilité à ceux qui demeurent exclus de la sphère de la représentation – artistique et politique.
Pour Walter Benjamin, tout document culturel est un potentiel document de barbarie, parce que toute narration porte en elle la marque du vainqueur : ce sont nous les vainqueurs, nous qui avons survécu et qui disposons d’une voix et de moyens pour faire de l’art, nous qui choisissons dans quelle direction orienter l’interprétation du réel.
Mais pour qu’un propos subjectif ne soit pas confondu avec un propos objectif, pour faire en sorte qu’un propos qui nous est propre, c’est-à-dire partiel, ne devienne pas hégémonique, nous devons avoir le courage de révéler cette subjectivité. Nous n’offrons pas la vérité, mais une façon de l’interpréter. Nous devons donc inclure, à l’intérieur de notre propos, la critique de celui-ci ; mettre en lumière sa partialité, sa subjectivité, sa faiblesse. Qu’est-ce que cela signifie pour nous qui faisons du théâtre ?
Nous avons l’opportunité de donner à voir et à entendre au public non seulement une histoire, mais aussi la critique de cette histoire ou simplement de l’Histoire. Montrer que chaque histoire est partielle, subjective, le fruit d’une construction – c’était cela qui, au début de leur carrière, avait si fortement rapproché Walter Benjamin et Bertolt Brecht.
Montrer non seulement une fiction, mais aussi les mécanismes qui la régulent. Nous ne pouvons jamais croire à ce qu’on nous raconte, même si ça nous semble « réel », tant qu’on ne l’a pas passé au crible de la critique.
Tu aimes superposer les styles, les références, les époques, jouer sur la confusion entre réel et fiction, c’est particulièrement le cas dans cette pièce documentaire. Peux-tu nous éclairer sur ces choix ?
Si la fiction est un dispositif critique, alors il n’est pas impossible que l’autofiction soit le meilleur procédé pour l’autocritique. L’autofiction peut devenir le genre le plus adapté pour aborder toutes ces questions avec le public si, parallèlement à l’effet de réalité, elle est capable de montrer au public la « conscience de l’artifice ». Autofiction ne signifie pas ici tromper le public en lui faisant croire que ce qu’on a inventé n’a pas été inventé, mais le rendre conscient du fait que toute narration est une construction, une mise en lumière à travers une opération de recontextualisation (du passé au présent) qui ne peut être réalisée que par un sujet manipulateur.
Le récit du témoin est subjectif lui aussi – et c’est encore plus évident dans l’autofiction, car l’acteur/actrice qui est en scène se présente précisément dans une fonction testimoniale : « Tout ce que je vous raconte m’est arrivé. » L’autofiction ne met pas en jeu simplement une histoire ; elle met surtout en jeu la construction que le sujet se fait de l’histoire ainsi que son geste éthique du fait de sa fonction testimoniale.
[…]
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Davide Carnevali
Extraits de Portrait de l’artiste après sa mort, de Davide Carnevali (traduit de l’italien par Caroline Michel)
Entretien avec Davide Carnevali, par Caroline Michel
L’enfer des familles de disparus, par Marie-Monique Robin
Ausencias Argentina, photographies de Gustavo Germano