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Je sais pas si vous avez déjà ressenti ça aussi mais moi ça me donne une sensation. C’est. La vie !

Les Chiennes, Mathilde Souchaud

La Pièce

Extrait de la pièce

TERESA
Vidéo. Compte de @cleanandbreathe. Teresa : femme de trente-cinq ans, nationalité américaine, État de l’Arizona. La cuisine d’une petite maison de banlieue morne. Dans la pièce voisine, des cris et des disputes d’enfants. La cuisine est sale et en désordre. Teresa est maquillée-coiffée, elle porte un tee-shirt sur lequel est inscrit Best Mama, mais elle a gardé son pantalon de pyjama. Elle installe son téléphone sur un trépied puis cadre le plan de travail et l’évier, de sorte qu’on ne puisse voir le désordre et la saleté, ni son bas de pyjama. L’installation est rapide, clinique, Teresa a déjà exécuté ces gestes mille fois. Teresa lance l’enregistrement : elle est debout devant l’évier, une éponge dans la main gauche.

Teresa. – Nettoyer mon évier ? C’est ce que je préfère faire. Petite confession.

Sourire sur les dents.

Je sais pas si vous avez déjà ressenti ça aussi mais moi ça me donne une sensation. C’est. La vie !

Teresa fait mousser le produit.

Pour les conseils du jour : je nettoie mon évier avec CE liquide vaisselle. C’est le seul sur tout le marché qui a une odeur de chèvrefeuille.

Teresa montre l’emballage du produit et respire par le bouchon.

Cette odeur ! Je l’utilise depuis des années il me déçoit jamais ! Moins cher qu’une thérapie hein les filles ? Particulièrement satisfaisant d’avoir un évier propre. La vaisselle sale qui traîne ? Non. Le sol de la cuisine qui colle ? Non. Le linge qui déborde de la panière ?

Teresa regarde l’objectif.

C’est non !

Méthodique, Teresa frotte les vasques et le robinet.

Par contre attention aux rayures ! Il faut nettoyer avec le côté doux de l’éponge. Je fais toujours les choses dans le même ordre ça me fait du bien.

Teresa rince l’évier.

Hier grâce à vous j’ai dépassé les cent cinquante mille abonnés. Pour vous remercier je vous partage un de nos secrets à Manuel et moi : le lave-vaisselle. Quand on a acheté le lave-vaisselle ça a été un changement énorme dans notre couple. On a vraiment. Passé un cap. Je sais pas si vous avez déjà ressenti ça vous aussi ? Ça me mettait tellement de mauvaise humeur ! La vaisselle !

Teresa rince l’éponge avec soin. Trop de soin.

Je rêvais d’un Miele mais Manuel voulait une marque américaine. Le matin je me lève et je me répète : « T’as fait le bon choix. » Ça a. Sauvé notre couple. Même si le Miele laisse moins de traces au séchage. Posez-vous la question : de quoi j’ai besoin pour améliorer mon couple ? Et la réponse sera : un lave-vaisselle ! Juste après son installation j’ai réussi à tomber enceinte après deux ans d’essais c’est pas un hasard !

Teresa, de profil à la caméra, caresse son ventre de femme enceinte. […] On entend toujours des enfants se disputer dans la pièce voisine. Elle ignore les cris et ouvre une nouvelle boîte de gâteaux. Elle attrape son téléphone et scrolle. Une vidéo : Laurène apparaît à l’écran.

[…]

L’autrice

Mathilde Souchaud

Mathilde Souchaud est metteuse en scène et autrice. Formée à l’ENSATT, elle est dirigée par Jean-Pierre Vincent et Catherine Anne. En 2016, elle crée la compagnie Studio monstre. En 2019, elle écrit Alice ou le Voyage intérieur, d’après Alice au pays des merveilles et en 2020, Les Échos de la forêt, texte repéré par de nombreux comités de lecture, lauréat du Prix des JLAT et publié aux éditions Théâtrales. En 2022, l’Éclat et l’ONDA lui commandent Semeurs de panique, texte jeune public, et elle bénéficie d’une bourse de l’ALCA. Les Chiennes est son troisième texte.

© Abigaïl Auperin


Entretien avec Mathilde Souchaud, par Roxane Driay & Anaïs Chartreau

Peux-tu nous parler de ton parcours d’autrice et ce qui t’as amenée à écrire “Les Chiennes” ?
J’ai commencé par être comédienne, j’ai été formée à l’ENSATT, à Lyon, mais la vie d’actrice professionnelle m’a beaucoup déçue : j’étais frustrée de ne pas accompagner un projet depuis sa genèse jusqu’à la tournée. En 2016, j’ai fondé Studio monstre, une compagnie de théâtre dédiée aux écritures dramatiques contemporaines avec laquelle j’ai créé sept spectacles d’auteurs et autrices contemporain·es et organisé des évènements pour faire circuler les textes de théâtre d’aujourd’hui. J’ai toujours eu un grand intérêt pour les œuvres contemporaines, j’ai eu la chance d’avoir un enseignant d’art dramatique qui m’a transmis sa passion, sa curiosité et son savoir. Par ailleurs, j’écrivais pour moi, sans du tout imaginer rendre ces productions publiques. En 2020, j’ai écrit et joué Alice ou le Voyage intérieur, une adaptation d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Cela a été un geste déterminant qui m’a ensuite incitée à écrire ma première pièce originale Les Échos de la forêt. Elle a eu une belle réception et a été éditée aux éditions Théâtrales. Cela m’a donné confiance pour continuer à partager mon travail d’autrice. Dès 2020, j’ai eu envie d’écrire sur des personnages de femmes qui vivent en différents endroits du globe : qu’est-ce qui les réunit, les sépare ? De quelle manière peuvent-elles faire alliance pour gagner en liberté ? La pièce Les Chiennes était en germe… j’ai mis trois ans à aboutir le projet.

Ta pièce s’intitule “Les Chiennes”. Pourquoi ce titre ? Comment et quand l’as-tu choisi ? 
Le titre d’une pièce est l’élément qui s’impose le plus vite quand je commence à travailler sur un projet. Si je n’ai pas de titre ou que le titre change beaucoup en cours de route, c’est le signe que je n’ai pas une vision très claire de ce qu’est l’objet de la pièce.
Pour Les Chiennes, le titre est venu avant même que j’écrive la première scène. Pour représenter la pièce, je savais que j’avais besoin d’un titre qui soit ambivalent et porte en lui un certain degré de violence. 
En l’occurrence, je joue avec un phénomène d’émancipation bien connu : s’approprier une insulte (« sale chienne ») afin qu’elle se mette à désigner le groupe qu’elle était censée humilier. L’insulte devient alors un objet de fierté et non plus de honte (de nombreux collectifs et groupes féministes reprennent le terme en le détournant). J’aime ces retournements de situation provocateurs qui permettent aux groupes opprimés de reprendre le pouvoir sur le langage
De plus, en choisissant pour titre Les Chiennes, au pluriel, j’apporte un second plan : on identifie l’insulte mais s’impose aussi très nettement l’image de l’animal qui nous est si familier, à la fois le plus domestiqué de tous et potentiellement le plus dangereux, car longtemps porteur de la rage. Dans Les Chiennes, la sauvagerie guette les humains, tout comme dans ma pièce Les Échos de la forêt. C’est un thème récurrent !

Tu parles du pouvoir du langage, pourtant dans “Les Chiennes il ne s’agit pas d’analogie : les personnages féminins se transforment réellement en chiennes. Quel est le sens de cette incarnation de la métaphore ?
En effet, on dépasse la question sémantique. L’insulte, devenue cri de ralliement, va s’incarner dans les corps. C’est pour moi la force du théâtre : un art des mots et aussi un art des corps. J’aime proposer que les métaphores prennent vie dans les corps de façon littérale. Dans Les Chiennes, c’est : « Tu me traites comme ta chienne ? », avec tout ce que cela comprend de soumission, y compris sexuelle, « Très bien, alors je vais littéralement devenir une chienne. » Ce rapport très premier degré à la langue a le mérite de rendre le programme clair, tout en arrachant la pièce à toute tentation réaliste. C’est aussi un procédé qui a un potentiel comique, que j’aime particulièrement exploiter.

[…]

Elliptic Panoptikpon, photographies d’Abigaïl Auperin
Elliptic Panoptikpon, photographies d’Abigaïl Auperin

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Mathilde souchaud

Extraits de Les Chiennes, de Mathilde Souchaud
Entretien avec Mathilde Souchaud, par Roxane Driay & Anaïs Chartreau
Entretien avec Gabrielle Stemmer, par Mathilde Souchaud
Elliptic Panoptikpon, photographies d’Abigaïl Auperin