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… des milliers d’oiseaux qui volent et qui hurlent et qui me picorent les fruits sur ma tête…
Loin le ciel, Marie Vauzelle
La Pièce
Extrait de la pièce
Une femme est là.
Elle épluche des mangues.
Elle pleure.
L’enfant vient, il prend un couteau et près d’elle découpe les fruits.
Bruit du couteau sur la planche en bois.
La femme pleure.
Elle pose son front dans ses mains, elle ne peut plus rien faire que pleurer.
L’enfant se lève, prend sa main et l’emmène se coucher. Il se couche dans le creux de son corps.
Plus tard, dans la nuit, la femme se lève.
L’enfant dort.
Elle finit de couper les mangues et prépare avec attention une assiette.
Elle met la table.
Soudain elle se fige.
Elle est extrêmement troublée.
Chaque cellule de son corps frémit.
Quelqu’un est là.
Nous voyons un homme.
Mais
Nous ne sommes pas tout à fait convaincus
De la réalité de ce que nous voyons
De son épaisseur.
Il s’assoit. Il mange. Elle le regarde.
La femme. – Tu ne parles pas ?
Il la regarde en souriant. Il mange.
Un temps.
Ça te plaît ?
Un temps.
J’aimerais t’entendre.
Il mange
Elle prend son téléphone, compose un numéro, met le haut-parleur :
La voix de l’homme. – Allô ouais t’es chiante à pas répondre – rappelle-moi s’il te plaît – je sais pas si j’aurai le temps de récupérer Bastille à l’école faut que je passe prendre un truc chez Mo – donc euh… – et j’ai pris du poisson pour ce soir… ouais bon rappelle-moi. / Pour réécouter le message tapez 1.
Elle tape 1.
Allô ouais t’es chiante à pas répondre – rappelle-moi s’il te plaît – je sais pas si j’aurai le temps de récupérer Bastille à l’école faut que je passe prendre un truc chez Mo – donc euh… – et j’ai pris du poisson pour ce soir… ouais bon rappelle-moi. / Pour rééc –
L’homme se lève et s’approche de la femme.
Elle tremble un peu.
L’homme. – C’était bon.
La femme. – Quoi ?
L’homme. – Ce repas que tu as fait pour moi.
La femme. – Ah… Tant mieux ! Je je savais pas – je j’ai hésité – parce que c’est –
Il l’embrasse, commence à la caresser, son trouble à elle est immense.
Nous percevons de leurs corps une étrange intensité.
L’homme. – Mélodie…
Mélodie. – Arrête. Bast’ est là.
L’homme. – Il nous voit pas.
Ils commencent à faire l’amour.
Mélodie. – Arrête – si je tombe enceinte ?
Il sourit.
L’homme. – Ce serait joli non ?
Mélodie. – Je sais pas…
Étrange lumière sur leurs corps emmêlés.
Quelque chose brûle.
La fumée envahit l’espace.
[…]
L’autrice
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Marie Vauzelle
Titulaire de masters de philosophie et d’ethnologie, Marie Vauzelle entre à l’ENSAD de Montpellier, où elle se forme en tant que comédienne. Elle co-fonde le Collectif Moebius, puis la Compagnie Mab, qu’elle dirige seule. Elle écrit et met en scène ses textes. Elle joue également dans les projets d’autres metteur.se.s en scène et travaille comme assistante (avec le collectif Les Possédés ou Gildas Milin). Elle mène des stages de pratique et d’écriture théâtrale sur le territoire et dans des écoles supérieures de théâtre. Elle est artiste associée au Théâtre Gymnase-Bernardines à Marseille.
© Yann Étienne
Entretien avec Marie Vauzelle, par Lionel Navarro
“Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter”, livre de l’autrice japonaise Ryoko Sekiguchi [1], a été un déclencheur de l’écriture. Peux-tu nous en dire plus sur ce qui résonne entre cette œuvre et “Loin le ciel” ?
Pendant que j’écrivais, je l’ai entendue à la radio parler des repas qu’elle fait pour ses fantômes. J’aime cette idée simple de laisser vivre nos morts au milieu de nous, dans nos gestes, nos mots, ne pas les faire taire. Je crois que les fantômes intimes et les fantômes politiques inapaisés pèsent sur nous, qu’en se détournant d’eux nous rendons impossibles nos coexistences. Derrida appelait à une fantomachie : qu’est-ce qui nous hante ?
Nagori est un mot japonais qui peut se traduire par l’image de la trace que laissent les vagues sur la plage. Loin le ciel suit le flux de souvenirs, de fantasmes et d’émotions que traverse Mélodie dans son deuil, avec son enfant – les traces sur leur sable.
À quel « ciel » se réfère le titre ?
Oh, ce sera le ciel que chacun dessinera, il n’a pas une référence unique. Si je devais le définir, je crois que c’est le ciel comme horizon d’espérance. Ils me semblent bien loin aujourd’hui les ciels religieux, politiques, enchantés, amoureux, le septième ciel, la demeure des morts, l’éternité, les étoiles… Les personnages de la pièce vivent et se débattent dans cet éloignement. Le ciel n’est pas vide, encore empli de nos espoirs et de nos rêves, mais il s’est éloigné de nos petites existences terrestres – et il semble s’éloigner davantage, à mesure que les échelles que construisent les humains pour y accéder s’avèrent inefficaces ou mensongères. Comment l’atteindre aujourd’hui ?
Comment le faire descendre au milieu de nous ? Comment espérer – ce qui est nécessaire comme horizon de nos actions et de nos récits. Mais cette distance ressentie, nul ne sait ce qu’elle deviendra demain. Rien n’est jamais définitif !
Selon toi, les personnages de ta pièce réussissent-ils ou pas à faire descendre leur ciel au milieu d’eux ?
J’aimerais que la dernière scène ouvre cette possibilité d’un apaisement. Un oiseau se pose sur le rebord de la fenêtre, peut-être est-ce Sami qui regarde Mélodie et Bastille manger tout simplement, paisiblement, dans leur petite cuisine. Partager un repas et s’aimer, c’est déjà un peu de ciel sur la terre.
La question de la réussite ne me semble pas la bonne. Le ciel ne s’atteint pas : c’est plutôt la tentative, la tension vers lui qui nous rend à nos verticalités, à nos dignités. Le ciel est déjà dans l’effort vers le ciel. L’échec serait le renoncement. Aucun des trois personnages ne renonce, même s’ils ont à se battre contre eux-mêmes. Il y a une âpreté, une endurance à lutter – et chacun essaie à sa façon. Ce ne sont pas des héros, même pas des gens bien, ils ont leurs bêtises, leurs idées préconçues, leurs égoïsmes, leurs petites préoccupations. Mais ils essaient, ils se déplacent, ils tendent vers une certaine idée de ce que c’est qu’être humain, ce que c’est qu’aimer, ce que c’est qu’être juste, ce que c’est que transmettre, ce que c’est qu’être vivant. En mettant cette idée au-dessus de leur confort intime. C’est peut-être là qu’ils deviennent attachants.
Cela dit, malgré tout, et c’est là qu’il y a quelque chose de tragique dans la pièce, comme dans nos vies, cet effort, si bien intentionné soit-il, ne suffit pas à atteindre le ciel. Vivre me semble être une longue suite de deuils, plus ou moins grands, et c’est aussi ça que j’ai voulu raconter dans Loin le ciel. Le deuil de son enfance, de son propre corps, de ses amours, de ses idéaux, de ses croyances, de sa capacité à changer les choses… C’est tragique, douloureux souvent, mais ce n’est pas triste. Parce que tout reste vivant à l’état de trace ou de fantôme. Ce qui est triste, c’est de nier ou refuser ce deuil, de gommer ces traces parce que ça équivaut à nier la vie elle-même. Vivre, c’est ce travail sans cesse renouvelé, et difficile, de réconciliation avec nos échecs, nos rides, nos pertes, nos morts.
[1]1. Ryoko Sekiguchi, Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter, éditions P.O.L, 2018.
[…]
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Découvrez l’intégralité du cahier
marie vauzelle
Extraits de Loin le ciel, de Marie Vauzelle
Entretien avec Marie Vauzelle, par Lionel Navarro
Toute une génération de fantômes – entretien avec Philippe Charlier, par Lionel Navarro & Sylvère Santin
Nomade et Nomade 2.0, peintures d’Éric Rolland Bellagamba