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MADAME LÀ
C’EST PAS
LE MOMENT
DE PLEURER
MADAME VA
FALLOIR NOUS
AIDER ÇA IRA
PLUS VITE

David à Grande Vitesse, Clémence Attar

La Pièce

Extrait de la pièce

DernièrepossibilitépourleLiverpoolFootballClub enattendantlaremiseenjeulà-bas elle sera pour Dani Carvajal qui ne va pas se précipiter quatorze imaginez quatorze çaferadeuxfoisplus que le Milan AC mais çaaaaaaa va asseoir un peu plus il n’en avait pas besoin ce grand Real Madrid sa position de de plus grand club européen Keita ladernièrelavoilàpeut-être avec Fabinho entredeFabinho eeeeeeeeet Courtois hahaha et Courtois qui sera sans doute le plus heureux de tous ces hommes-là dans quelques secondes Thibaut Courtois ah ils la tiennent la quatorzième oh oui ils la tiennent onvaregardermonsieur TURPIN qui pour l’instant ne siffle pas cinq secondes ils se dépêchentvitelà allez ce dernier ballon peut-être c’est terminé c’est terminé c’est terminé c’est terminé le Real Madrid remporte la quatorzième Ligue des Champions de son histoire Karim Benzema c’est la cinquième pour lui imaginez c’est la cinquième pour tellement de joueurs dans ce grand club Liverpool est à terre et le Real à nouveau comme souvent comme d’habitude comme pour l’éternité tout en haut de l’Europe.

David et son père se lèvent en hurlant.
Se serrent dans les bras.
Mettent leurs maillots retournés sur leurs têtes.
En bas de chez eux, une rumeur commence à monter.
Une rumeur de fête.
Une rumeur de fête belle et brulante.
Leur appartement s’emplit d’odeur de feux de Bengale.
Sur l’écran de télé, Karim Benzema court autour du stade,
la main levée.
Les cinq doigts écartés.
David regarde son héros, et lui chuchote « merci ».
A cet instant précis, le joueur regarde la caméra en souriant,
et c’est comme s’il lui répondait.
David et son père se précipitent en bas de chez eux.
Rejoignent la foule.
Derrière, à la télé, on montre des images du Stade de France
et des fumigènes.
Mais aussi des gaz lacrymogènes.
David monte sur un abribus.
Rejoint Sarah et Malik.
Dans la fumée, il voit son père apparaître et disparaître.
Ils se font signe.
Ici, à Lyon, Karim Benzema est jour de fête nationale.
On le célèbre plus qu’on célèbre Noël.
Plus qu’on célèbre le nouvel an.
David inspire, emplit ses poumons de liesse.
Il pense à Karim Benzema.
Il pense « un jour, moi aussi j’aurai gagné. »
La fête dure jusque tard, très tard dans la nuit.
Son père est remonté depuis longtemps déjà.
Il l’a laissé dehors.
Il a le droit, c’est jour de victoire.
Vers trois heures du matin,
David regagne sa chambre.
Heureux.

POLICE OUVREZ

[…]

L’autrice

Clémence Attar

Clémence Attar intègre le département écriture dramatique de l’ENSATT (Lyon) en 2020, se consacrant à l’écriture et à la mise en scène. Elle se spécialise dans la retranscription précise de l’oral. Comment sonnent les différents langages ? Comment les énergies s’échangent entre les groupes ? Comment faire entendre le rythme et les intonations spécifiques à des zones géographiques ? Sola est publié aux éditions Le Pôticha. Son premier texte, Les Enchantements, publié aux éditions Théâtrales, sera crée en janvier 2024 à Théâtre Ouvert.

© Jean-Louis Fernandez


Entretien avec Clémence Attar, par Pauline Bouchet

Peux-tu nous raconter l’origine de la pièce ?
Je voulais écrire du jeune public. Je crois au pouvoir de ce théâtre. Il est possible d’interpeler avec des paroles bien choisies, d’avoir un impact sur la vie d’un.e jeune avec un texte et un spectacle bien pensés.

Quand Sylvain Levey est arrivé à l’ENSATT pour mener un atelier autour de l’écriture jeune public, je venais de découvrir la pensée de Gwenola Ricordeau, sociologue féministe anti-pénaliste et anti-carcéraliste. Elle explique que, quel que soit le genre de la personne incarcérée, la prise en charge des dégâts et de la vie quotidienne revient toujours aux femmes. J’ai pensé à ces mères, à ces sœurs et à ces tantes, et l’idée de l’arrestation d’un père m’est venue. Pour parler de ces femmes-là, j’ai voulu passer par un enfant. Un jeune homme.

Pour l’écriture de ce texte, tu t’es, je crois, posé la question de t’emparer d’une langue qui n’est pas la tienne. Quelle a été ta démarche ?
À partir de 2013, j’ai été surveillante pendant quatre ans dans plusieurs établissements scolaires. D’abord dans un collège du 1er arrondissement à Paris, puis dans un autre du 12e arrondissement et enfin, dans un lycée que l’on disait « de la dernière chance ». Mais ces expériences étaient trop anciennes et j’avais perdu le contact avec les jeunes, avec leur manière de parler. Si la langue des Enchantements (mon précédent texte qui travaille au plus près la langue des quartiers populaires de proche banlieue parisienne) évolue beaucoup, celle des collégien.nes bouge, elle, à cent à l’heure. Tout ce que j’écrivais était toujours décalé, dépassé. J’avais besoin de me reconnecter à eux.

Il y a autre chose : j’adore les professeur.es et je les admire beaucoup. Iels se battent pour continuer à faire leur métier, pour essayer d’inventer des modalités d’action et j’avais envie de les re-rencontrer aussi. J’ai alors écrit à des chef.fes d’établissement de REP+ de Paris et Lyon. Un seul professeur de français, d’un collège lyonnais, m’a répondu. Il me demandait des ébauches du texte et une rencontre pour en parler. Je me suis retrouvée face à un enseignant qui avait toute la bonne volonté du monde, mais qui était brisé par un système qui ne lui avait jamais laissé aucun espace pour pouvoir mener ses projets à bien. J’ai eu de la chance parce qu’il a lu Les Enchantements et une semaine après, j’étais dans ses classes.

De quelle manière as-tu travaillé avec cette matière recueillie ?
J’aime beaucoup travailler à l’oreille et dans l’instant. Je suis allée plusieurs fois dans la classe, j’ai beaucoup écouté les collégiens. J’écrivais et je vérifiais en allant écouter à nouveau. Je parlais aussi avec eux pour voir comment leur langue se modifiait en fonction de leurs interlocuteur.trices. Dans la pièce, les collégiens discutent entre eux et ils dialoguent aussi avec les adultes (enseignant.es, personnel du collège, mères du quartier), j’avais besoin de comprendre comment cette confrontation de langues faisait dialogue. C’est une partie importante de mon travail dans ce texte : observer comment la parole fuse dans les groupes des jeunes et comment elle se ralentit quand arrivent les adultes.

La ponctuation de la pièce est dictée par la respiration des acteur.trices qui la porteront. C’est une question de souffle, comme pour un.e collégien.ne qui n’a pas pris l’inspiration adéquate avant de commencer une phrase interminable. Et pour les adultes, j’ai cherché une ponctuation organique nourrie de « voilà » et de « bon » qui seraient l’expression d’une précaution outrancière, mais surtout d’un malaise.

Comment ensuite as-tu trouvé ton David, celui qui donne le titre à ton texte ?
J’écris toujours à partir de personnages que je connais, et j’ai passé un long temps à chercher « mon » David. C’est en me souvenant de Samy et de ses deux acolytes que j’ai connu dans un des collèges où j’ai été surveillante, que mon personnage s’est débloqué. Bien sûr, ce n’est pas leur langue que j’écris puisqu’il s’agissait de collégiens parisiens rencontrés il y a plusieurs années. J’ai tout de même entendu leurs voix à tous, la façon dont ils riaient.

[…]

Dessins de Valentin Prévot
Dessins de Valentin Prévot

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Clémence attar

Extraits de David à Grande Vitesse, de Clémence Attar
Entretien avec Clémence Attar, par Pauline Bouchet
Dessins de Valentin Prévot
Le chagrin dans le bruit, par Antoine Mouton