Au sein de Palme Étoilée S.A et de Caribbean Sewing S.A., entreprise de sous-traitance textile en Haïti, les ouvrières font face à Madame Gertrude, cheffe du personnel qui maintient le rythme de production à une cadence infernale. Sonia, ouvrière qui fait face à des difficultés personnelles, tente d’affronter le directeur de l’entreprise, M. Champagne.
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2023, avec un extrait du texte, un entretien de l’auteur avec Guy Regis Jr, un article de Stéphane Saintil sur les raisons conjoncturelles de l’implantation des industries de sous-traitance textile en Haïti et les photographies d’Olivier Menanteau, extraites d’une série réalisée au Brésil.
La Pièce
Extrait de la pièce
Premier jour ouvrable après les vacances de fin d’année, madame Gertrude, cheffe du personnel du floor 1, fait son discours du Nouvel An en saluant les nouveaux et les anciens ouvriers. Elle est accompagnée de la secrétaire personnelle du directeur, madame Estania.
Madame Gertrude. – Bonjour à tous et à toutes. Celles et ceux qui ne me répondent pas, je m’en torche les fesses avec un napperon à fleurs. Vous ne me nourrissez pas, vous ne me léchez pas, donc je ne suis pas redevable envers vous. Merci. L’année dernière, nous avons fait un bond considérable dans nos profits. Au nom de monsieur Champagne, je tiens à remercier toutes nos opératrices, nos opératrices de soutien, nos formatrices, les marqueurs, les vérificateurs, les superviseurs, le responsable des audits, les chefs du personnel des floors 2 et 3 et le manager de production. Je reconnais que l’année n’a pas été de tout repos. Passer de simple superviseure à cheffe n’est pas chose aisée, vous l’imaginez sans doute. Je sais que voir quelqu’un progresser dans la vie peut vous agacer mais j’ai travaillé assez dur pour ça. Vous devriez m’applaudir. Enfin, je ne serai plus exposée à la chaleur, aux odeurs et aux bruits interminables qui sévissent ici, j’aurai un petit bureau rien qu’à moi. Fini les cent pas dans les rangées, bonjour la climatisation et un fauteuil bien confortable. Mais bon, n’en parlons plus, hein ! Vous n’avez pas besoin de savoir que mon salaire a triplé et que je ne suis pas obligée de venir travailler tous les jours. Avec la hausse du prix du diesel, me pointer ici quotidiennement ? Ah ça, je n’aurais pas pu. D’ailleurs, trois jours sur cinq c’est déjà trop. Mais oui, je ne travaille pas les samedis, je suis adventiste désormais et je ne fais pas de journée supplémentaire les dimanches non plus, mon salaire me suffit. Et en plus, j’ai une famille à gérer. Bon, j’espère que vous avez bien profité de vos vacances et que personne ne vienne me parler d’avance sur salaire, vos étrennes ont failli entraver la bonne performance de Palme Étoilée S.A., soyez reconnaissants.
Première résolution pour la nouvelle année, on passe de soixante à soixante-dix boîtes de maillots par jour. La boîte contenant six douzaines passe maintenant à sept douzaines de maillots. Une boîte de maillots, vingt-cinq gourdes. Exception faite pour les boîtes de maillots aux manches longues qui passent de vingt-cinq à cinquante gourdes. Oui, c’est grâce à moi, j’ai demandé à monsieur Champagne de le doubler pour vous. Pas la peine de me remercier, bande de vermines. Deuxième résolution, on ne va pas pouvoir ajouter des ventilateurs à ceux qui sont déjà là. Un ventilateur pour trois modules, ça va. N’emmerdez point le monde, vous n’êtes pas en villégiature. Petite piqûre de rappel, il n’y a pas de honte à acheter un mouchoir pour vous essuyer ou bien un éventail. Sœur Mamoune en a fait son petit commerce, continuez donc à vous faire plaisir. En parlant de commerce, Éric, je t’ai dit tout ce que je pense de la vente des cravates. Tu en fais ce que tu veux. Troisième résolution, on garde le temps du lunch tel quel. On vous demande juste d’avaler un truc pour tenir mais vous préférez organiser un banquet, n’est-ce pas Raymonde ? Plus fainéante qu’elle tu meurs. Tu aurais dû travailler dans une vannerie, au moins tu serais utile à quelque chose. Tu n’as aucun avenir dans les grandes sphères de l’industrie du textile-habillement. On garde donc nos quinze minutes de base, je ne cesserai jamais de constater que c’est du gâchis. Trois pauses de quinze minutes par jour, c’est bon. Jeannot, le directeur, n’est ni ton frère, ni ton cousin. Dire ça aux nouvelles recrues afin de tirer un coup, je trouve ça pathétique. Quatrième résolution, les cachets contre la migraine, les douleurs abdominales, les douleurs au dos ou aux pieds, les crises d’angoisse, les vertiges, les troubles du sommeil, les nausées, que certaines ouvrières doivent à l’infirmerie de l’entreprise, veuillez les payer s’il vous plaît. Si vous n’avez pas de cash, on ne va plus les déduire sur vos chèques, on n’a plus le temps pour ça. Vous serez révoquées sans préavis pour vol, ce sera plus simple. Pas de pitié pour personne, vous vous syndiquez, vous demandez le salaire minimum, très bien. Nous, on désire aussi le profit minimum.
Petite pensée pour Mérita qui vient d’être opérée pour une colite. C’est dommage, elle était la force de frappe du module quatre. Certes, elle avait ses problèmes bien avant de venir ici, n’oubliez pas. Ne me parlez pas non plus d’ulcères à l’estomac, d’uricémie ou de cholestérolémie, soignez-vous bon sang de merde, nourrissez-vous convenablement et dormez bien. Profitez de votre temps libre pour faire du sport, payez-vous un cours de gym. Ne venez pas ici avec une santé aussi pourrie que les dents d’un mâcheur de tabac dans la force de l’âge et tout nous mettre sur le dos. Et on conclut sur une note positive, en souhaitant un joyeux anniversaire de mariage à Jeanne et Diego. Elle a tellement avorté pour lui qu’il a été obligé de lui passer la bague au doigt, ce que je trouve admirable. Comme on dit souvent, mes amis, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Personnellement, je trouve que l’avortement est un acte ignoble, lâche et sans pudeur mais Jeanne avait ses raisons que la moralité et la décence ignorent. Je crois que maintenant, Diego a fini par t’engrosser pour de bon, n’est-ce pas ?
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L’autEUR
Rolaphton Mercure
Rolaphton Mercure est né à Port-au-Prince (Haïti), en septembre 1988. Comédien, dramaturge, poète, slameur, auteur et metteur en scène, il joue pour le théâtre comme pour le cinéma, récemment dans Freda de Gessica Généus (prix François Chalais au Festival de Cannes 2021). Lauréat du prix Caraïbes en création en 2013, Rolaphton Mercure est par ailleurs l’auteur des pièces Quelque chose au nom de Jésus et Fuck Dieu, fuck le vaudou, je ne crois qu’en mon index.
© Christophe Pean
Entretien avec Rolaphton Mercure, par Guy Régis JR
En analysant votre travail, des textes forts souvent critiques, avec des propos crus sur la réalité haïtienne, aurions-nous tort de dire que vous avez une écriture qu’on pourrait qualifier de « sociale » ?
Même s’il se bat inlassablement dans un enfer artificiellement créé depuis plus d’un siècle, l’Haïtien fait aussi partie de la famille humaine. Il a le droit d’exister, de s’épanouir, de produire ses propres modèles de mieux-être et d’avancer vers le progrès. J’ai choisi le théâtre, art vivant qui dépeint la vie et ses palpitations, comme porte-étendard pour pointer du doigt là où ça saigne. Mon pays est mis à rude épreuve, je me suis impliqué pour exposer les ressentis. Les structures s’effondrent, se corrompent, l’économie est à genoux, la politique est inopérante et le peuple est aux abois. Si la résistance et la résilience font partie du kit de secours de l’opprimé, pourquoi pas la littérature ?
Dans “Points de suture”, vous abordez avec une dérision cruelle, dans des dialogues aux accents absurdes, pimentés, la vie des femmes dans une usine de sous-traitance en Haïti. Pourquoi un sujet pareil ?
Parce que témoin de la première heure, ma mère a travaillé et travaille encore dans une industrie de sous-traitance textile-habillement depuis bientôt trente ans maintenant . Parce que le ministère du Travail est une feinte institutionnalisée, les conditions de ces ouvrières tendent plus vers l’infrahumain que vers une émergence sociale. Parce que l’humour est aussi une forme de mise à distance ; face à l’impuissance, mieux vaut rire que pleurer. Castigat ridendo mores aurait dit Molière, pourquoi refuser un tel emprunt ? J’ai fait du terrain, j’ai été dans plusieurs lieux, visité plusieurs sites, à Port-au-Prince et aussi en province. Points de suture a clairement des traces biographiques.
En général, d’où vous vient votre volonté d’écrire ?
J’écris ce que j’aimerais voir et entendre. C’est comme un match de boxe pour moi, je cogne et j’encaisse. Donc ma plume est forcément brutale, directe, agressive, franche et violente. J’écris ce que je vis aussi ou du moins, ce que j’ai vécu. Ma réalité immédiate, principale source d’inspiration, ne m’a pas fait de cadeaux non plus. En tant que passionné d’histoires, j’aime les non-dits, les ragots, les soupçons, les sursauts, les tabous et certaines anecdotes sous-éclairées de notre passé. J’essaie au mieux de ne pas jouer au moralisateur. Je me sers des fractures, des maux, des élans, des blessures, des déphasages, des traumatismes pour écrire mon monde. C’est une question de point de vue et de timing, ça peut changer.
Quel est le cheminement que vous souhaiteriez à ce texte ?
Je souhaiterais bien que cette pièce soit éditée, l’objet livre est en soit un acte de partage et de coopération. Qu’elle soit représentée ici en France et partout où l’homme est considéré comme un outil jetable. Qu’on organise des causeries, des ateliers, des rencontres afin de jumeler nos interprétations. Qu’elle circule le plus possible, la littérature a toujours la fonction de créer réflexion autour de ce qui nous émeut.
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Découvrez l’intégralité du cahier
ROLAPHTON MERCURE
Extraits de Points de suture, de Rolaphton Mercure
Entretien avec Rolaphton Mercure, par Guy Régis Jr
De la grande plantation aux industries de sous-traitance textile en Haïti, extension du domaine de la « vie nue », par Stéphane Saintil
Le sang versé de la plaie n’y retourne jamais, photographies d’Olivier Menanteau