La Pièce
Extrait de la pièce
Un appartement, en centre parental.
– Aimer. Y a que ça qui compte
Moi
J’ai les larmes là
Au bord
Comme une gouttière
Qui gorge le fond de l’œil
Faut pas lui montrer que ça va tomber
Faut écumer discrètement
Mon métier c’est le principe
Faire tout comme
Esraa est de dos
Près de l’évier
Elle termine de nettoyer la vaisselle de ce midi
Derrière elle la fenêtre ouverte
Dehors
Le monde
Malgré tout le monde
Le bleu du ciel
J’essuie d’un revers la larme
Comme une poussière
– Aimer. Y a que ça qui compte
Esraa continue avec sa chanson là
Sa chanson inventée qui me rentre dans le crâne
De dos comme ça
La fenêtre
Esraa
La chanson
On dirait un film de Bergman
– Je peux ravoir un café s’il te plaît Esraa ?
– Bien sûr Stéphi, qu’elle me dit
C’est la seule à m’appeler comme ça ici
D’habitude Stéphi c’est pour la maison
Au boulot c’est Stéphane
Stéph à la limite
Mais Nathalie a été stricte à ce sujet la dernière fois :
« Ici c’est pas une maison de vacances
Vous êtes pas avec des potes
Ici : vous êtes dans un centre parental, OK ?
Vous : des éducs, c’est clair ?
Pas des cousins »
J’allume une clope
Je pose le paquet sur la table
– T’en veux une ?, que je demande
– Tu sais très bien que je fume pas, et puis j’ai encore du boulot
Le boulot pour Esraa
C’est l’appartement qu’elle s’est juré de cleaner avant de partir
Elle est comme ça
Depuis qu’elle est ici :
Ne pas faire de bruit
Longer les murs
Remercier poliment
Même quand y avait les gosses
Elle est restée un mois à dormir par terre
Parce qu’elle n’osait pas demander
Un lit plus grand
Un lit pour eux cinq
Parce que depuis leur départ
Les petit·es ne dormaient plus jamais seul·es
Et qu’un matin
J’étais entré dans l’appartement
Les cinq aligné·es, les un·es contre les autres, sur le carrelage froid et blanc
Voilà qu’elle se met à passer l’aspirateur
– C’est bon, je finirai, je dis. Je finirai
Y a quelque chose qui se coince dans un coin de ma gorge
C’est le mot là : « finirai » – Tu veux un verre d’eau ?
– Je veux bien, merci
– Tu sais. Ça va aller. Tu viendras me voir, hein, au pays, avec ta petite famille ?
Je vous ferai des réductions
Je déglutis
J’écrase la cigarette dans le paquet
C’est encore pire
[…]
L’auteur
Guillaume Cayet
Auteur, dramaturge et metteur en scène, issu du département écrivains dramaturges de l’ENSATT, Guillaume Cayet a écrit une vingtaine de pièces.
Il co-dirige la compagnie Le Désordre des choses avec Aurélia Lüscher, collabore avec Guillaume Béguin, le Collectif Marthe et Julia Vidit. Il est actuellement artiste associé à la Manufacture/CDN de Nancy, artiste en résidence à l’Espace 1789 de Saint-Ouen et membre de l’équipe permanente de la Comédie de Valence/CDN Drôme-Ardèche. Il vient d’y créer Le Temps des fins.
© Aurélia Lüscher
Entretien avec Guillaume Cayet, par Tiphaine Guitton
Pourriez-vous nous raconter la genèse de votre texte ?
Malgré le monde (portraits fantômes) est le quatrième volet de Quartiers Libres, une enquête menée autour des travailleur·ses de la métropole du Grand Nancy. Il s’agit d’un travail d’écriture, imaginé avec la complicité de Julia Vidit, directrice du Théâtre de la Manufacture, Centre dramatique national de Nancy et metteuse en scène. L’idée est assez simple : créer une sorte de cartographie cognitive des travailleur·ses de la métropole, en s’intéressant chaque semestre à un secteur d’activité particulier. Après les travailleur·ses du soin (Trois fois Saly), les travailleur·ses Uber (The Winner Takes All), les travailleur·ses de l’Éducation nationale (Information préoccupante), Malgré le monde (portraits fantômes) s’intéresse aux travailleur·ses sociaux.ales.
Je viens de finir cette saison deux nouveaux textes : De nuit (sur les travailleur·ses de la nuit) et Entre les hommes (sur les travailleur·ses du bâtiment). Deux Quartiers Libres sont encore à écrire pour la saison prochaine. Ces textes donnent lieu à des lectures, des podcasts (disponibles sur toutes les plateformes), et à un spectacle d’ici quelques années. L’objectif de ce travail d’écriture est double pour moi : aller à la rencontre des habitant·es et produire une représentation théâtrale de leurs corps au travail, dans un double mouvement d’aller vers et de faire venir. Ce travail, d’ailleurs, ne serait pas possible sans le soutien du Centre dramatique national de Nancy et de son équipe (Arianne Lipp, directrice adjointe, et Émilie Rossignol, directrice du développement des publics) qui m’épaulent dans ce travail en prenant les rendez-vous et en m’accompagnant dans les rencontres. L’idée de ce projet, donc, s’inscrit dans la continuité d’un théâtre de service public : faire pour le plus grand nombre, et comme le plus grand nombre, cela veut dire les plus pauvres, les plus invisibilisé·es, il me semblait important par ce processus de « produire » une représentation des corps au travail, des corps dont on parle peu, voire pas du tout. Le capitalisme nous émiette, nous « parcelle ». Pour moi, c’était également redonner une « forme » préhensile à la complexité de notre monde. Saisir l’autre. Celui qui agit, qui travaille, qui lutte dans ce monde. Sans doute l’idée que l’égalité radicale passe par une égalité radicale dans les représentations. « Se voir représenter » serait comme le degré zéro de la possibilité que s’établisse une véritable « démocratie ».
Comment s’inscrit cette pièce dans votre parcours d’écriture ?
Elle s’inscrit dans la continuité de mon travail d’écriture. Tous les Quartiers Libres me permettent des essais formels, poétiques et politiques. Des manières de raconter autrement le monde. À chaque corps au travail, sa forme d’écriture. Je crois beaucoup que le corps dit le mot, et inversement. Un travailleur à vélo ne parle pas pareil qu’une travailleuse du soin. La structure de la langue est située, elle aussi. Ce travail me permet aussi d’affirmer l’autonomie de l’écriture, la transformation du document en art. Il y a toujours un écart entre ce que l’on me raconte et ce que j’écris. C’est dans cet écart, je crois, que se niche le pouvoir de l’écriture. Quand je dis « pouvoir », je ne parle pas de cet écrit en particulier, ni des miens en particulier, mais je parle de la force d’un récit qui conduit (tente de conduire) une certaine représentation transformée du réel. L’écriture agit comme un filtre déformé, un calque. Bien souvent, l’écriture s’écrit toute seule. Au détour d’une phrase, d’une tournure de langue, l’écriture débute. La fiction apparaît. Elle trace son sillon dans le réel raconté, elle dérive, tresse des perspectives, bâtit des ponts. Cette pièce, comme d’autres de Quartiers Libres, m’a permis d’affirmer mon processus d’écriture : s’inscrire au cœur du réel, pour mieux le détourner, le retourner. Creuser dans le réel, l’écart de la fiction. La possibilité d’un « autre » monde, inclus dans celui-ci.
« Aimer. Y a que ça qui compte. » Est-ce le fil rouge du récit ?
Oui, je crois. Ce texte est dédié à celleux qui passent leur vie à réparer celle des autres. C’est sans doute le fil rouge des rencontres que j’ai faites, avec l’acteur Hassam Ghancy et l’éducateur Asis Larbi, pour écrire ce texte. Des gens dédiés aux autres. Des réparateur·ices. Des gens tournés vers autrui. Face à un monde que d’autres aimeraient replié sur lui-même. C’est la seule richesse de notre monde. L’altérité.
[…]
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guillaume cayet
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