A Moroni, Gaucel, un blanc, se fait cueillir dans une boîte de nuit par les forces de l’ordre. On l’accuse d’être un espion à la botte de la France. Dans ce pays où les intrigues se tissent au rythme de la rumeur, derrière les murs sombres du commissariat, ils sont six à y tutoyer l’improbable récit d’un coup d’Etat, au lever du jour. Six à rompre avec la routine du colonisé dans toute sa démesure. Mais qui peut dire qui est qui derrière ces figures transfigurées ?
Découvrez le cahier que La Récolte a consacré à cette pièce en 2024, avec un extrait du texte, un entretien de l’auteur avec Justine Feyereisen, un article du journaliste Rémi Carayol sur l’histoire des Comores et la domination économique à laquelle est soumis cet archipel et les photographies d’une performance dirigée par Soeuf Elbadawi.
La Pièce
Extrait de la pièce
Lumière.
Odra. – On dirait que vous jouez à biaiser.
Gaucel. – Comment ça, je biaise ?
Odra. – On vous pose une question. Vous en reposez une autre en retour. Vous feriez presque un bon Comorien…
Gaucel. – Vous voudriez que je fasse quoi à la place ?
Odra. – Redites-moi comment vous êtes arrivé.
Gaucel. – En passant par Mayotte.
Odra. – Drôle de façon d’entrer dans le territoire.
Gaucel. – J’ai voulu commencer par la plus française des quatre…
Odra. – À ce qu’on dit !
Gaucel. – Mayotte est bien française ?
Odra. – La France a « choisi » Mayotte ! Mais revenons à nos histoires. Vous avez pris un kwasa au lieu de l’avion. C’est un peu comme si vous entriez par la porte de derrière, au lieu de passer par les aéroports. Ni vu, ni connu ! Les gars de Mutsamudu que vous avez rencontrés… Vous avez essayé de les soudoyer. On les a interrogés. Ils nous ont dit ne pas savoir par où vous êtes passé. Car vous êtes passé « hors radar », aussitôt après. Ils ne vous ont pas vu partir.
Gaucel. – J’ai emprunté une vedette pour rejoindre Moroni.
Odra. – Encore un kwasa ?
Gaucel. – Ça coûte moins cher !!
Odra. – Comme si ça comptait pour vous ! Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas mieux pour éviter les contrôles aux frontières. Elles s’arrêtent où tu veux, ces petites embarcations. Il suffit de se payer le bon capitaine.
Gaucel. – Je me suis présenté aux services d’immigration, en arrivant. Je n’ai pas l’impression de m’être caché de qui que ce soit, depuis que je suis là. Je vais, je viens, je parle à tout le monde.
Odra. – Pour ça… oui ! En moins de trois mois, vous êtes devenu « copain-copain » avec toute la ville. Pas un coin où les gamins ne signalent votre présence avec des cris… des piu piu… S’il n’y avait votre petite histoire avec les bars à putes, on s’inquiéterait de savoir ce que vous leur faites à ces gamins.
Gaucel. – J’ai l’air d’un pédophile ?
Odra. – Oh ! Vous ne seriez pas le premier. On voit de tout par ici.
Gaucel. – J’aime les gens, et ils me le rendent bien, gamins ou pas gamins.
C’est aussi pour ça qu’on vient dans votre pays, non ? On n’y vient pas pour éviter ceux qui y vivent ?
Odra. – Oh ! Là… Vous seriez surpris ! Il y en a qui viennent… qui ne parlent à personne. Toujours fourrés dans leur 4×4. Les vitres remontées ! On peut à peine causer à leur chauffeur. Ils vont à la plage pour ne pas être dérangés. Ne vont pas au restau pour ne pas être vus…
Gaucel. – Vous parlez de gens que je ne fréquente pas, que je ne connais pas.
Après un long silence.
Odra. – C’est bizarre… que personne ne nous ait appelés de l’ambassade. Ne serait-ce que pour savoir ce que vous devenez…
Gaucel. – Je me suis pourtant signalé.
Odra. – Et comment tu t’es retrouvé à cette table ?
Gaucel. – À Rose Noire ?
Odra. – On ne peut pas dire que tu t’es trompé de table. Tous ont fini au ministère de l’Intérieur. Mes hommes disent qu’ils t’ont cueilli comme une fleur dans la nasse…
Gaucel. – Vous appelez ça me cueillir… menottes aux poignets ?
Odra. – Assieds-toi !!!…
Gaucel. – J’ai des fourmis aux jambes.
Odra. – Assis-toi, j’ai dit !! Et raconte-moi ce que tu faisais à cette table…
Gaucel. – Je vous l’ai expliqué. J’étais au bar. Quelqu’un m’a fait signe. Ils avaient l’air de bien se marrer…
Odra. – Et t’aimes ça… te marrer ?
[…]
L’auteur
Soeuf Elbadawi
Ancien journaliste passé au théâtre, Soeuf Elbadawi est un acteur majeur de la scène artistique comorienne. Il dirige la compagnie BillKiss* I O Mcezo* et le groupe de musique Mwezi WaQ. Son écriture questionne la mémoire et l’histoire post-coloniale des Comores, et ses projets – dont certains sont issus du concept traditionnel du shungu – portent sur la question du vivre ensemble, avec la volonté de les inscrire dans un espace-monde. Il est notamment publié aux éditions Komedit, Bilk & Soul et Quatre Étoiles.
© Christophe Pean
Entretien avec Soeuf Elbadawi, par Justine Feyereisen
Entre spectacles, performances et ateliers, la compagnie comorienne de théâtre BillKiss* I O Mcezo*, que tu mènes depuis 2008, multiplie les formes de théâtre citoyen, œuvrant à renouer les récits d’un archipel désarticulé et à questionner les imaginaires transmis.
Il y a cette volonté avant tout de dresser le récit des blessures intimes de l’archipel. Cela m’oblige à puiser dans les non-dits d’une société où les narratifs sont prémâchés par l’adversité. La dislocation d’une conscience archipélique s’accompagne d’un effondrement de nos utopies passées, à commencer par le shungu – le récit des récits, pour quiconque cherche à comprendre la poétique de cet archipel. Dans la relecture du mythe, ces terres sont nées du volcan, qui, lui, s’est exprimé au travers du shungu, ce cratère par lequel la lave a pu se répandre et devenir terre. Sans le shungu, il n’y aurait pas eu cette géographie volcanique. Les Anciens ont repris le même mot (shungu) pour signifier la nécessité pour des peuples, ailleurs démembrés, de se redéfinir une nouvelle destinée depuis l’intérieur de ces îles. Le shungu est devenu le socle, à travers lequel les principes du don et du contre-don viennent imposer une forme de partage et de solidarité du groupe. L’adversité coloniale est cependant venue démolir cet élan vers un ailleurs possible, d’abord fantasmé, puis réalisé à coups d’espérance(s).
Pour retrouver cet élan, il nous faut, nous qui nous réclamons du monde de la création, réinvestir un imaginaire, remontant des abysses, et dans lequel les nôtres ont vu leurs vies happées et réduites à rien. Parler des îles Comores, aujourd’hui, consiste à trouver le moyen, selon moi, de re-conjuguer l’espérance promise, en contribuant à redresser le socle, bout par bout. Nous voudrions refaire société, et cela oblige à se ressaisir des promesses du temps jadis. Quand les premiers peuplements de l’archipel sont venus s’installer là, il y avait comme un épuisement poussant les uns et les autres à vivre l’archipel comme le lieu d’une seconde vie. C’est là qu’ils ont imaginé ce principe structurant : l’humanité devait se mériter. Le principe du shungu consiste à construire cette possibilité durant toute une vie, à travers laquelle l’implication de l’individu au service des communs, au service de l’intérêt général, détermine son choix de vie, loin des opportunismes dictés par la conjoncture. Mon travail de création voudrait se situer dans cette « zone de non-confort », qui est choisie, et non subie. C’est pour cette raison que je me revendique d’une certaine idée de théâtre citoyen. Je suis blanc et je vous merde rejoint ces questionnements-là.
Tes productions sont jouées entre les Comores et la France, retraçant des lignes de vie d’un bord à l’autre. Comment est-ce que tu situes ton travail d’artiste aux multiples facettes – auteur, metteur en scène, comédien, poète, musicien – dans cet entre-deux ?
Je me réclame d’une seule de ces casquettes au final. Celle du poète. Il ne s’agit pas d’une fonction, ni d’un statut. Il s’agit d’une réponse liée à la nécessité de se maintenir debout, lorsqu’on a longtemps plié sous le corps de l’autre, le corps dominant. Le poète répond à une nécessité (quasi séculaire) dans la tradition comorienne, celle de faire socii [1], là où le citoyen est condamné à l’errance. Cette volonté rejoint bien sûr d’autres utopies, ailleurs dans le monde. Cela dit, mes pas m’obligent, aujourd’hui, à naviguer entre ces deux rives, Paris et Moroni, où je m’agite [2] comme l’orphelin dans sa nudité, abandonné par les siens. Ce n’est pas une situation évidente, surtout lorsqu’on est habité par ce désir de faire surgir le visage de l’hydre qui s’agite entre ces deux mêmes rives, empêchant toute possibilité de se construire, hors de son schéma de domination. Là-dedans, on recolle des fragments de vie, qui rejoignent une quête de sens, en s’autorisant à magnifier le legs, dans toute sa démesure.
[1] Les socii étaient les tribus autonomes et les cités-États en alliance militaire permanente avec la République romaine. Faire socii, c’est faire alliance, faire société.
[2] « où je tapale, pour ainsi dire », de utapala, mot en langue shikomori, qui signifie, entre autres choses, « survivre ».
[…]
Découvrez l’intégralité du cahier
soeuf elbadawi
Extraits de Je suis blanc et je vous merde, de Soeuf Elbadawi
Entretien avec Soeuf Elbadawi, par Justine Feyereisen
Une histoire de « Blanc » sous les tropiques, par Rémi Carayol
Série Cheikh, performance (S.E. I Fonds W.I.)