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Derrière le silence de ma soeur,
j’entrevois une bourrasque,
Le vent qui entraîne les vagues.

Épitaphe-fiction, Daddy Kamono Moanda

La Pièce

Extrait de la pièce

L’Auteur. – Le commencement.
Je suis assis pour écrire.
Rattraper quelque chose qui m’échappe.
Mais je passe d’un vide à un autre, sans issue.
Je me lève.
Je traîne mes pieds.
Ça ne fait rien avancer.
Je me promène en traînant mes pieds,
Des allers et retours dans une étroite pièce de
quelques dizaines de mètres carrés.
Une cigarette au bec,
Nocif et dangereux il paraît.
Je ne sais même plus combien déjà.
J’en ai les conduits qui sifflotent.
Je décide d’arrêter.
J’éteins l’inutile dernière cigarette.
Je me rassois.
Je me relève.

Et c’est déjà le matin.
Comme tous les autres matins.
Je me répète ma propre vie.
Je m’obstine.
Il faut que quelque chose de nouveau arrive.
Et c’est loin d’être gagné.

Le commencement toujours !
Il était une fois,
Et le téléphone sonne !
Plusieurs fois !
Numéro inconnu !
C’est une intrusion !
Je laisse passer :
« Veuillez me laisser un message. »
J’essaie de me rendre disponible aux signes.
Pour que le commencement trouve sa route.
Le téléphone continue de sonner.
Je réécris plusieurs fois les quelques phrases
trouvées pendant l’insomnie.
Je ne veux pas en perdre le sens.
Je tente quelques traits et traces volés,
Qui remplissent la poubelle.
Plusieurs fois que je m’essaie à faire vivre une page !

Le téléphone reprend.
Je m’arrête.
Un temps !
J’allume mécaniquement une nouvelle cigarette.
Mais je me rappelle que je viens à peine d’arrêter de fumer.
Le téléphone continue !
Il y a peut-être urgence ?
Je décide de répondre.
J’entends la voix de ma soeur,
« C’est toi ? » « Oui, c’est moi. »

Et puis silence !

J’écoute ce silence sourdement gémissant,
Que dois-je deviner ?
« Tu as quelque chose à me dire ? »
Silence, quelques secondes,
Un frisson brusque me parcourt les bras.
Derrière le silence de ma sœur, j’entrevois une bourrasque,
Le vent qui entraîne les vagues.
Je me prépare à y résister.
Je veux continuer à écrire.
Je la pousse à abréger le suspense.
« Quelle nouvelle ? »

TON PAPA EST MORT.
Quoi ?

TON PAPA.
C’est ma soeur qui le dit,
Pas « notre » mais « ton » papa.
Oui, chacun a une fraction du père en soi.
Comment dois-je réagir ?

[…]

L’auteur

Daddy Moanda Kamono

Moanda Daddy Kamono est né à Kinshasa (RDC). Diplômé de l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Bretagne, il joue sous la direction de Stanislas Nordey depuis 2005. Il travaille également avec Philip Boulay, Christophe Rouxel, Bernard Lotti, Dieudonné Niangouna, Julie Kretzschmar, Arnaud Churin, Xavier Marchand, Magali Tosato et Faustin Linyekula, chorégraphe. Épitaphe-fiction, aide à la création d’Artcena 2023 et texte remarqué aux Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre, est le deuxième volet d’une trilogie qu’il a entamée avec Profil.


Entretien avec Daddy Moanda Kamono, par Christine Kiehl & Samuel Harvet

Comment êtes-vous arrivé à l’écriture ?
J’ai le souvenir d’une première expérience d’écriture plutôt vers mes 11 ans. J’étais à Kinshasa. Mes parents étaient partis vers
l’intérieur du pays, dans la province du Kasaï, au départ pour quelques mois. Mais ce n’est que huit ans plus tard que nous avons appris leur mort. Pendant cette absence, et parce que j’étais très en lien avec mon père, j’écrivais dans un cahier ce qui se passait, ce qu’il n’avait pas vu, ce qu’on n’avait pas pu partager comme expérience de vie entre un père et son fils. Je me disais qu’il reviendrait et le lirait. Malheureusement, il n’est jamais revenu. À cette époque, je gardais déjà trace des choses qui me traversaient, ce que je vivais, en prenant soin de choisir mes mots, en imaginant une possible communication avec quelqu’un. C’est peut-être ça, la genèse de mon geste.
Vers l’adolescence, je faisais de la musique – plutôt rap, soul et gospel – et je prenais souvent en charge l’écriture des chansons
du groupe. Plus tard, à l’école du Théâtre National de Bretagne, j’écrivais des textes pour des petits travaux entre copains. Je m’étais constitué une banque de mots, d’histoires, dans des carnets…
Je crois que c’est à la naissance de ma première fille que la question de la transmission s’est imposée à moi, a déteint sur mon envie de théâtre aussi, sur ce que j’avais envie de dire, de donner à lire. Et naturellement, j’ai commencé à assumer et à développer pleinement mon espace d’écriture…

À 11 ans, vous écriviez un cahier pour que votre père le lise. “Épitaphe-fiction” est-il un texte adressé au père ?
On peut établir un lien, oui. Dans Épitaphe-fiction, j’ai utilisé des éléments personnels (intimes), documentaires et fictionnels. Mais la pièce s’inscrit aussi dans un projet un peu plus large que j’ai commencé avec mon texte précédent, intitulé Profil. Je voulais questionner mon engagement dans le théâtre. Quand on est acteur et qu’on doit jouer un rôle, on se demande souvent ce qu’on y met, ce qu’on va chercher dans ce qui nous constitue, dans notre identité. Profil est une autofiction qui prend comme point de départ la situation réelle et très simple d’un acteur noir qui vient passer le casting pour le rôle de Richard III et à qui on dit : « Tu n’as pas le profil. » Tout le récit se situe dans cet instant d’après, durant lequel le comédien suspend,
élargit, prolonge le temps pour se raconter, tendre vers ses désirs et se donner des raisons d’espérer encore. Il va creuser, dans
sa mémoire, des chemins, des sillons, pour retrouver des événements marquants – le Congo, le père absent, les souvenirs de joie, de la guerre très lointaine – comme pour se reconstituer en un geste artistique. L’acteur dit d’ailleurs à la toute fin : « J’ai fait ce qu’il y avait à faire, j’ai tout tenté, je vais faire de ma tristesse, de mon histoire, un verbe chanté. Je veux avoir ce rôle. » Dans Profil, il y avait aussi toute une séquence qui parlait du père et que j’ai eu envie de développer après, dans Épitaphe-fiction.

Vous parlez d’autofiction à propos de Profil, mais que dire d’”Épitaphe-fiction”, mettant en scène un personnage nommé l’Auteur ?
Dans la narration, il s’agit de retrouver la tombe du père, donc l’épitaphe. Et « fiction » parce que c’est une démarche d’écriture légèrement différente de Profil. La situation de départ dans Profil est bien réelle. Je l’ai approfondie, interprétée, amplifiée, et dramatisée. Alors que dans Épitaphe-fiction, bien que m’inspirant d’éléments personnels, la structure dramatique est purement fictionnelle. C’est dans un cadre inventé avec des projections, des trajectoires possibles, des mémoires. La mort du père est une situation réelle mais la narration autour reste une fiction. J’ai mis pas mal d’éléments personnels dans le personnage de l’Auteur. Le silence du père, par exemple. Je continuais moi aussi à dialoguer avec son silence… Mon père était une figure opaque. Tout le monde savait qu’il avait fait la guerre, qu’il avait survécu… mais il ne le racontait jamais. Ça ne pouvait pas
être expliqué à ses enfants. Comme si ces moments complexes de sa vie ne devaient pas être transmis… Je me suis rendu compte que tout ce qui n’a pas été raconté, transmis, toutes ces questions qui n’avaient pas été posées ouvertement, ce vide, je les avais remplis par des projections – par l’imagination, par des suppositions. D’une certaine façon, aujourd’hui, le travail que je fais, c’est d’essayer de me répondre.

[…]

Sapeurs, photographies de Justin Makangara
Sapeurs, photographies de Justin Makangara

Découvrez l’intégralité du cahier
Daddy kamono moanda

Extraits de Épitaphe-fiction, de Moanda Daddy Kamono
Entretien avec Moanda Daddy Kamono, par Christine Kiehl & Samuel Harvet
Les morts sans sépulture de Moanda Daddy Kamono, par Maëline Le Lay
Sapeurs, photographies de Justin Makangara